Lettre ouverte d'Uruguayens survivants d'Orletti
au président Sanguinetti
Gelman
Lettre publiée dans le journal La República, Montevideo, 7 février 2000

Nous qui signons cette lettre sommes des Uruguayens qui ont été séquestrés en Argentine par les Forces Armées des deux pays, qui ont été prisonniers dans la prison clandestine «Automotores Orletti», en Argentine, et qui ont été transférés clandestinement en Uruguay, où notre disparition a continué pendant plusieurs mois, reclus dans des prisons clandestines du régime militaire uruguayen.

Nous sommes les survivants de l'un des épisodes les plus sinistres vécus dans les années de ldictature par les pays du cône sud de notre Amérique: l'extermination de l'opposant politique par une méthode d'extrême cruauté; la disparition forcée de personnes. Le pouvoir de répression de cette méthode est tel que, des années après les faits, on commence seulement à connaître la magnitude de cette pratique de la terreur qui a même atteint des enfants maintenus captifs et dont l'identité a été effacée.

Monsieur le Président: nous vous envoyons cette lettre et la rendons publique, à partir de celle que vous avez adressé à l'écrivain Günter Grass, vu que vous parlez de nous dans cette lettre, nous les Uruguayens ramenés clandestinement de Buenos Aires.

Nous n'avons pas de doutes sur le fait que vous savez tout ce que nous disons ici, puisque, les dénonciations et les témoignages portés devant la Justice et la Commisionn d'Enquête Parlementaire sur les Personnes Disparues et les Faits qui l'ont Motivée de 1985, ont été envoyés au Pouvoir Exécutif dont vous étiez le titulaire.

En tant que citoyen aussi, vous avez certainement pris connaissance des notes et des reportages relatifs à ce sujet et qui ont été divulgués dans les média pendant toutes ces années.

Nous devons reconnaître que, comme vous le dites dans votre lettre, il y a eu des avancées. L'une d'elle —et d'une grande importance— est votre reconnaissance publique, comme chef de gouvernement, du transfert clandestin de citoyens uruguayens depuis l'étranger.

Mais votre lettre exige des précisions, parce qu'elle induit en erreur. Notre enlèvement en Argentine (avec une différence de quelques jours entre un détenu et un autre) a eu lieu en juillet 1976 et notre transfert en Uruguay, le 26 juillet. L'enlèvement du couple Gelman date en revanche du 24 août, ce qui fait que n'avons jamais pu être au même moment à Automotores Orletti ni être transférés ensemble. Nous coincidons, cela oui, sur le fait que notre captivité a duré jusqu'au mois de novembre dans le cas de certains et de décembre pour d'autres, dans la prison clandestine de l'ancien siège du SID (Service de Renseignements de la Défense) avec une femme enceinte que nous n'avons jamais vue, et qui a accouché à l'Hôpital Militaire où elle avait été transportée à cet effet. Nous avons suivi les événements de l'attention de la femme enceinte, qui se trouvait à l'étage supérieur au sous-sol où nous étions prisonniers, à travers les ordres qu'un médecin donnait à la garde et ensuite, dans les moments précédant l'accouchement, par l'odre de transfert reçu téléphoniquement et répété à voix haute par l'officier de garde. Quelques jours plus tard, des indications ont été demandées à une camarade pour préparer un biberon pour un bébé et en plus d'une opportunité, nous avons vu passer le soldat de garde de la cuisine à l'étage supérieur avec un biberon. La dénonciation d'un soldat, que nous avons tous reconnu en 1985 comme membre de la garde qui nous a surveillé pendant la captivité, qui a vu la femme enceinte et ensuite le bébé nouveau-né, a confirmé la véracité de ce que nous avions entendu.

Tous ces faits ont été dénoncés devant la Justice et devant la Commission Parlementaire en Uruguay à mesure que nous avons recouvré la liberté après la prison à laquelle la Justice Militaire nous avait condamné pendant des années, en qualité de prisonniers politiques, et nous l'avons fait aussi devant des organismes internationaux.

Nous n'avons jamais sur le nom de cette femme qui a accouché. Il n'y a pas eu non plus de dénonciations au sujet d'une femme uruguayenne disparue dans ces conditions dans notre pays. Ces faits exigeaient une enquête qui ne s'est jamais réalisée. C'est tout récemment, à la mi 1998, quand le poète Juan Gelman, qui poursuivait depuis des années une patiente recherche des traces de sa belle-fille à travers les survivants d'orletti, qu'il réalise sur ces informations, l'enquête qui jusque là avait été omise par tous les organismes officiels qui avaient reçu la dénonciation. Cette enquête silencieuse et minutieuse ont amené aujourd'hui Juan Gelman à la quasi certitude que la femme était sa belle-fille et que son petit-fils ou sa petite-fille était né(e) en Uruguay.

En ce qui concerne les recours pour réparation patrimoniale déposés par quelques-uns des survivants d'Orletti, ils n'ont d'intérêt juridique que pour prouver les dommages subis par les plaignants en tant que victimes, et n'ont donc rien à voir avec l'affaire.

Peut-être que parmi les affirmations les plus graves de votre lettre, Monsieur le Président, l'une soit de rejeter toute responsabilité du pays dans l'enlèvement d'enfants (et ce n'est pas la première fois que vous le dites). Personne ne méconnaît à cette hauteur l'existence du Plan Condor, à travers de laquelle les armées ont effacé toute frontière pour l'extermination de leurs opposants. Les adultes comme les enfants ont été emmenés et transférés en accord avec les circonstances des plans de répression, d'un pays à un autre. Malheureusement, les régimes qui ont succédé aux dictatures n'ont pas agi, pour la réparation des dommages, avec la grandeur nécessaire. Les frontière ont été utilisées comme prétexte, de façon permanente, pour empêcher de retrouver nos disparus.

Les enfants retrouvés jusqu'à maintenant ne l'ont jamais été grâce au travail des gouvernements, pas même dans un seul cas. Les frères Julien Grisonas, de 4 ans et 18 mois, ont été séquestrés avec leurs parents, encore disparus, en Argentine; ils ont été vus, comme cela est dit dans des témoignages, en Uruguay, dans la prison même du SID et ont été ensuite emmenés au Chili, où ils ont été abandonnés. Paula Logres Grispón a été enlevée le 18 mai 1978 à Montevideo, avec ses parents encore disparues, et a été retrouvée ensuite en Argentine aux mains d'un agent de la répression.

Nous voulons finalement exprimer que le bonheur que vous pourriez personnellement ressentir (à ce que vous dites) dans le cas où le témoignage de l'un des protagonistes de ces événements douloureux permettait de retrouver le petit-fils de Gelman ou n'importe lequel des enfants disparus en Argentine, vous est justement refusé par eux qui sont sous votre autorité institutionnelle. Les témoignages qui ont été offerts depuis le camp des victimes et la recherche acharnée de leurs disparus effectuée par les familles, comme c'est le cas du poète Gelman, ont été paradoxalement les seuls apports à ce bonheur, qui est, a été, et sera notre unique objectif. Nous sommes par conséquent disposés à apporter, une fois de plus, notre témoignage là où ce sera nécessaire, afin d'y parvenir.

Signataires: Elba Rama Molla, Mónica Soliño Platero, Alicia Cadena Ravela, Enrique Rodríguez Larreta, Ariel Soto Lourerio, Sara Méndez Lompodio, Ana Inés Quadros Herrera, Gastón Zina Figueredo, Eduardo Dean Bermúdez, Jorge González Cardozo, Asilú Maceiro Pérez, Edelweis Zahn Freire (D'autres signatures arrivent)