La lettre de Rigoberta Menchú
Rigoberta Menchú
Lettre publiée dans le journal La República, Montevideo, le 3 décembre 1999

Guatemala, le 22 de novembre1999

Dr. Julio María Sanguinetti
Présidente de la République Orientale de l'Uruguay
Son bureau.

Votre Excellence monsieur le Président,

Je suis indigéne gautémaltèque, je suis née à Chimet, Quiché, un petit village de l'altiplano. Pendant plus de deux décennies, j'ai dédié ma vie à la défense des droits de l'homme, en particulier des peuples indigènes de mon pays et du monde.

Comme des centaines de guatémaltèques, j'ai été victime des ennemis de la vie et de la liberté. Je suis Prix Nobel de la Paix. J'ai reçu cette récompense en 1992. J'ai assumé cette distinction comme un compromis pour continuer la lutte en faveur des droits de l'homme et les causes des opprimés et des déshérités.

Mais ce n'est pas là la raison pour laquelle j'ose m'adresser à vous en votre qualité de Président d'un pays de notre Amérique qui a connu les horreurs des dictatures.

Ce qui me pousse à le faire, c'est qu'un homme que, je dois l'avouer, je ne connais pas encore, et qui recherche son petit-fils ou sa petite-fille né en captivité depuis 23 ans. Cet enfant est le fils ou la fille d'une femme argentine enlevée en août 1976 par un commando argentin qui l'a emmenée au camp clandestin de détention Automotores Orletti, et transférée par des militaires uruguayens la deuxième semaine d'octobre de cette année-là au local de la Divions III du Service d'Information de la Défense à Montevideo, avec les enfants Anatole Julien Grisoñas, âgé de 4 ans, et de sa sœur Victoria de 18 mois, fils d'Uruguayens disparus en Argentine.

Je vous parle de Juan Gelman, le grand poète argentine qui vit aujourd'hui pa Mexico, et qui avec sa femme, subit l'angoisse que signifie rechercher le fils ou la fille de son fils assassiné en octobre 1976.

Monsieur le Président, la disparition d'enfants nés en captivité ou non, est l'un des pires crimes que connaît l'humanité.

L'Amérique Latine a subi des milliers de ces faits qui nous font douter de l'humanité qui, comme on le suppose, nous distingue des autres créatures du monde animal.

Monsieur le Président: la cause de Juan Gelman est la cause de milliers d'hommes et de femmes de notre Amérique, c'est aussi ma cause.

Comment pouvons-nous, monsieur le Président, soigner les blessures ouvertes comme conséquences de l'intolérance et de l'autoritarisme?

Comment pouvons-nous nous réconcilier si nous ne savons pas où se trouvent nos être chéris, quand nous sommes certains qu'ils sont vivants et qu'ils ont été arrachés à leurs parents, victimes des pratiques des disparitions forcées et involontaires qui ont envahi notre Amérique dans les années 70 et 80?

Monsieur le Président, la demande de Juan Gelman n'est pas un acte de vengeance.

Il ne vous demande pas le jugement de ceux qui ont enlevé sa belle-fille Claudia María Irureta Goyena de Gelman à qui ils ont arraché le fils ou la fille né en captivité, responsables dont il vous a lui-même fourni les noms. Il vous demande simplement de l'aider à les retrouver.

Monsieur le Président, je vous écris en ma condition de femme indigène guatémaltèque qui fait sienne la cause de Juan Gelman. J'écris à l'homme qui en sa qualité de Président, peut faire beaucoup pour guérir les blessures que portent en eux Juan Gelman et son épouse depuis 23 ans.

Je sais que je vous demande beaucoup, puisqu'aujourd'hui, monsieur le Président, les causes les plus justes continuent d'être les plus impossibles, parce que souvent, la meilleure volonté des hommes et des femmes qui occupent des positions comme la vôtre n'est pas suffisante pour faire justice.

C'est pour cette raison que je sais que je vous demande beaucoup. Mais les aspirations à la justice, les désirs de faire justice sont des raisons suffisantes pour que vous, monsieur le Président, vous aidiez Juan Gelman et son épouse à retrouver leur petit-fils ou petite-fille et à savoir quel a été le sort de leur belle-fille Claudia García de Gelman.

Monsieur le Président, si nous autres, hommes et femmes qui, comme vous, se sont compromis avec la justice et la démocratie, ne faisons pas ce que nous avons l'obligation de faire, les bourreauz d'hier seront certainement nos bourreaux de demain.

Monsieur le Président, contribuons à sauvegarder l'humanisme que la barbarie nous a arraché. AIDEZ JUAN GELMAN ET SON EPOUSE DANS LEUR CAUSE QUI EST CELLE DE TOUS!

Rigoberta Menchú Tum

Prix Nobel de la Paix

Ambassadrice de la Bonne Volonté de l'Unesco