Mondialisations
par Juan Gelman
Gelman
Article publié dans le journal Página/12, Buenos Aires, le 9 mars 2000

Le ministre de l'Intérieur britannique Jack Straw a libéré Pinochet. Il doit penser qu'en matière de «raisons humanitaires», l'un a plus que beaucoup d'autres. Cet ex-homme de gauche s'est permis de prévenir que «toute tentative de procès à une personne dans l'état où se trouve le sénateur Pinochet ne serait équitable dans aucun pays». C'est à dire, au Chili non plus. On n'a pas encore entendu de protestation du gouvernement chilien devant cette nouvelle intrusion du principe d'extra-territorialité qu'il a tant combattu dans le but de faire revenir le dictateur au Chili. Les prochain organisateurs de génocide n'auront pas de problème: il leur suffira de cesser de faire attention et de se laisser prendre seulement quand ils seront vieux, et qu'ils auront —ou feindront d'avoir— un Alzheimer pour éviter la Justice.

On a pu voir que Pinochet est quand même moins malade de ce qu'il a affirmé et ce qu'a réitéré Jack. On a vu aussi que celle qui est gravement malade est cette sorte de démocratie que nous avons l'habitude de subir. Les très démocratiques gouvernements de France, de Belgique et de Suise qui avaient demandé eux-mêmes l'extradition de Pinochet pour le juger, «ont été déçus», «ont déploré», mais ont refusé de questionner la décision de Straw. Pareil pour le gouvernement espagnol, c'est vrai. Et tous ont offert aux victimes du général des phrases de compassion teintes d'une hypocrisie intime amie de l'obscénité. Straw est l'auteur d'une autre phrase illustre: «Un procès contre le sénateur Pinochet, aussi désirable soit-il, n'est pas possible». Cela fait déjà longtemps que les gouvernements démocratiques du Cône Sud que nous avons su obtenir ont mené cette idée à la pratique et que le juste châtiment pour les agents locaux de la répression n'est pas possible. Comme on l'observe, la mondialisation n'est pas une question simplement économique qui est descendue du Nord. Il s'est produit une mondialisation de l'impunité qui est montée du Sud.

Le président élu du Chili, Ricardo Lagos, a soutenu la nécessité que Pinochet soit jugé au Chili. Le lendemain, le ministre des affaires étrangères en exercice, Juan Gabriel Valdés, a considéré que, si la soi-disante victime d'Alzheimer se retirait de la vie politique, «il est très probable qu'il ne serait pas jugé». Le 1er mars dernier, le nouveau président de l'Uruguay, Dr. Jorge Batlle, a prononcé des mots encourageants pour les familles des concitoyens portés disparus. Le lendemain, son ministre de la Défense, Luis Brezzo, homme de toujours de l'ancien président Sanguinetti, a réitéré que le sujet est clos par l'amnistie et que le mieux est de «tourner la page». C'est une page difficile à tourner: elle est chargée de tortures, d'assassinats et de vols d'enfants. Cet ancien homme de gauche (lui aussi) —dirigeant syndical combatif lors des grèves bancaires de 1968/69 et cofondateur du Frente Amplio en 1971 avant d'émigrer au Parti Colorado au pouvoir en 1982— a été ministre des deux gouvernements du Dr. Julio María Sanguinetti et peut-être croit-il qu'il n'y a pas de raisons pour connaître la vérité sur les disparus parce que les lois qui pardonnent promulguées par les gouvernements démocratiques ont absout les coupables de ces crimes. Dans cette pensée, très répandue dans le Río de la Plata, une ignorance juridique est sous-jacente: la disparition forcée de personnes est un délit qui ne cesse que quand la personne séquestrée apparaît. Et aussi un dédain pour la vérité, celui qui continue de châtier les familles des portés disparus et est sourd à toute raison humanitaire.

L'une des premières actions de la Révolution Française de 1789 a été de proclamer la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, selon laquelle droits humains et droits politiques sont des parts inséparables d'un même tissu universel. Pour nos démocraties, ce n'est plus le cas: elles ont déterré les droits humains de la sphère des droits citoyens et elles font peu attention à protéger le plus élémentaire des droits: le droit à la vie. Le Dr. De la Rúa a dit il n'y a pas longtemps que l'Etat argentin, dont il a hérité de la gestion , ne sert à rien. Un Etat démocratique qui abrite l'impunité des génocides qui ont attenté contre la démocratie ne sert à rien non plus et dépose une couche d'inutilité sur l'autre. Les gouvernements démocratiques qui s'adonnent à cet exercice sont aujourd'hui responsables de tant de milliers de douleurs. Demain, devant l'Histoire.

Il faut se demander de quelle qualité est une démocratie dont les gouvernants s'entêtent à préserver les génocides de tout châtiment. On disait souvent auparavant que la révolution se dévore elle-même. On pourrait dire aujourd'hui la même chose de cette classe de démocratie. Pinochet jouit de plus de droits humains que ses victimes. Le général Cabanillas et ses camarades tortionnaires d'Orletti jouissent de plus de droits humains que leurs victimes. Le lieutenant colonel José Nino Gavazzo, chef du personnel uruguayen qui dans le cadre du Plan Condor, a séquestré, torturé et fait disparaître des dizaines de ses compatriotes à Orletti, jouit de plus de droits humains que ses victimes. Ainsi vont les choses. Il faut de plus se demander de quoi parle cette machination intime, jusque là incassable dans le Cône Sud, faite d'agents de la répression et de leaders politiques qui les couvrent. De l'autoritarisme de castes dirigeantes civiles qui ont été contaminées par la caste militaire? Ou le contraire? S'alimentent-elles mutuellement? S'agit-dil du caractère même de ces démocraties, où les citoyens n'ont aucune capacité de contrôler pas à pas —et pas tous les 4, 5, 6 ans— la réalisation des promesses qu'ils ont votées, ce qui étend les tentations et l'espace de l'autoritarisme civil? Assiste-t-on à la continuité civile de la pensée militaire? Ou vice-versa, c'est selon?