Le Condor ne se rend pas
par Juan Gelman
Gelman
Article publié dans le journal Página/12, Buenos Aires, le 19 mars 2000

Le chef de l'Armée argentine, le général Ricardo Brinzoni, a assuré il y a peu au juge fédéral Claudio Bonadío et à la presse qu'il n'avait pas de preuves de l'existence du Plan Condor. L'ex-président de l'Uruguay, Dr. Luis Alberto Lacalle (1990-1995), a affirmé récemment qu'il ne sait rien sur ce sujet. Il faut supposer qu'ils n'ont pas lu les documents que le Département d'Etat des USA avait déjà déclassifié alors, par exemple, le rapport de renseignements daté du 28 septembre 1976 dans lequel l'Ambassade des Etats-Unis à Buenos Aires rendait compte de cette opération et signalait que «l'Argentine, l'Uruguay et le Chili sont les participants les plus enthousiates».

Il faudra supposer aussi que le général Brinzoni et le Dr. Lacalle n'ont jamais lu le Nunca más («Plus jamais» —N.d.T.), publié en 1984, œuvre où est expliquée la coordination répressive dans le Cône Sud. Ni les dénonciations répétées de survivants et autres victimes de telles dictatures. Ni le témoignage que le général Cabanilla a fait en 1977 devant un juge d'instrucion militaire et que Página/12 a fait connaître le 4 avril 1999. Celui qui était le second chef du centre clandestin de détention Automotores Orletti a mentionné la présence «d'officiers de l'Armée uruguayenne et chilienne qui étaient ‘en commission’ (sic) dans la SIDE» à une fête en l'honneur du général Paladino, célébrée en décembre 1976. Le Plan Condor ne se rend pas, vêtu, comme il vit, des silences officiels en pleine démocratie.

Un praticien illustre en cette matière a été le Dr. Julio María Sanguinetti, président de l'Uurguay jusqu'à il y a 19 jours. Il s'est montré sourd à la demande de dizaines de milliers de personnes du monde entier, dix prix Nobel inclus, qui ont réclamé la clarté sur le sort de ma belle-fille —transférée avec une grossesse de plus de huit mois de Orletti, Buenos Aires, au centre clandestin de détention du SID situé sur Boulevard Artigas et la rue Palmar, Montevideo— et celui de son bébé né en captivité. Il s'agissait d'un troc entre agents de la répression d'une rive et de l'autre du Río de la Plata, une opération typique du Plan Condor. Mais le Dr. Sanguinetti a préféré l'ignorer, il a répété qu'en Uruguay, aucun enfant n'avait disparu, et aucun n'était né en captivité. Il s'avère que la réalité est têtue. On trouve là le cas de Paula Logares, enlevée avec ses parents argentins —disparus ensuite— dans la rue montévidéenne Fernández Crespo le 18 mai 1978, emmenée en Argentine et remise à un commissaire de police de la brigade de San Justo. Et le cas des enfants Julien, Anatole, 4 ans, et Victoria, 18 mois, enfants d'un couple uruguayen disparu, enlevés et emmenés à Orletti, Argentine, transportés au SID de Montevideo et plus tard abandonnés à Valparaíso, Chili. Et le cas de Simón Riquelo, âgé de 20 jours, volé par des militaires uruguayens à sa mère Sara Méndez à Buenos Aires et disparu sous une autre identité en Uruguay. Et le cas de ma petite-fille ou petit-fils, de parents argentins, qui a vu le jour à l'Hôpital Central des Forces Armées de la capitale uruguayenne.

Il semble que les trocs ont continué en démocratie. Que le lecteur me permette de citer une note apparue dans le journal Clarín de Buenos aires, le 12 mai 1996 et dans La República de Montevideo le jour suivant, basée sur le livre El Congreso en la trampa («Le Congrés dans le piège»), de Armando Vidal. On peut lire dans Clarín: «C'est le président uruguayen Julio María Sanguinetti qui a demandé que soient inclus dans les grâces accordées par le président Menem ceux qui étaient sous enquête en Argentine pour l'assassinat des politiciens uruguayens Zelmar Michelini (sénateur du Frente Amplio) et Héctor Gutiérrez ruiz (président de la Chambre des Députés, Partido Blanco). Le dirigeant uruguayen avait permis quelques temps auparavant que les ex-chefs montoneros Fernando Vaca Narvaja et Roberto Cirilio Perdía ne soient pas arrêtés par Interpol en Uruguay jusqu'à ce qu'ils soient grâciés en Argentine.» La República précise: «En 1985, pendant le procès des anciens commandants, une dénonciation du publicitaire uruguayen Enrique Rodríguez Larreta a motivé l'intervention de la Justice argentine dans les cas de Michelini et Gutiérrez Ruiz. Le juge Néstor Biondi a pris en charge l'affaire et a demandé à Montevideo les extraditions de Gavazzo, Cordero, Silveira et Hermida (major, major, capitaine et commissaire respectivement des forces de sécurité uruguayennes qui ont œuvré à Orletti, JG). Ces demandes ont été ‘mises au tiroir’ par la Chancellerie uruguayenne». Le journal ajoute: «Après le triomphe électoral péroniste de 1989, l'ex-député Miguel Unamuno a été envoyé par Menem en Uruguay, et a demandé à Sanguinetti —et aussi au candidat d'opposition destiné à lui succéder, Luis Alberto Lacalle— que l'on donne refuge dans le pays à Vaca Narvaja et Perdía jusqu'à ce que les grâces données par le président Carlos Menem soient prononcées. En 1991, alors que Unamuno était ambassadeur en Equateur, il a eu l'occasion de recevoir Sanguinetti dans sa résidence personnelle. C'est là que s'est déroulé le dialogue suivant: —Si je redeviens président de l'Uruguay, tu peux revenir avec une autre demande aussi facile que celle-là. —Bon... mais tu sais comment sont ces choses, a répondu Unamuno entre le rire, la toux subite et l'envie anxieuse de connaître la fin de l'histoire (...) —Ecoute, Miguel, à quelque chose, malheur est bon. Et puisqu'il s'agit d'un échange de bons procédés, j'ai pu demander à Menem d'inclure Gavazzo dans les grâces, ce qu'il a fait en octobre de cette année (1989)». Celui qui est maintenant le lieutenant colonel (à la retraite) José Nino Gavazzo était le chef de détachement militaire uruguayen à Orletti. Il avait l'habitude de torturer à visage découvert. Il sait sans aucun doute parfaitement ce qui est arrivé à Simón Riquelo, à ma belle-fille et à son bébé. Le Sénat argentin vient d'approuver la promotion au grade immédiatement supérieur de six militaires accusés d'avoir violé les droits humains sous la dictature. Le radical José Genoud, président provisoire de ce corps législatif, a dit, satisfait: «Nous avons agi avec loyauté, nous avons analysé chacun des cas». C'est vrai. Avec loyauté pour les tortionnaires. Tant que les classes politiques de nos démocraties resteront coupées de la vérité et de la justice, l'horreur du passé sera toujours debout. Le Condor ne se rend pas.