Le poète qui cherche et espère
par Eduardo Galeano
Eduardo Galeano
Article publié dans le journal Página/12, Buenos Aires, le 14 novembre 1999

En mai 1999, un poète a fait tomber un général. Depuis des milliers d'années, comme chacun sait, ce sont normalement les généraux qui font tomber les poètes. Cette inversion de la règle, qui ne s'est faite que peu de fois ou jamais, est arrivée en Argentine, quand le poète Juan Gelman a réussi à faire destituer le général Eduardo Cabanillas de la haute charge qu'il occupait dans l'Armée. Le poète a démontré que le général mentait: Cabanillas le niaiat, mais il avait été l'un des chefs d'un camp de concentration, à Buenos Aires, pendant les années de la dictature militaire.

Dans ce camp de torture et d'extermination, qui fonctionnait dans un atelier automobile appelé Orletti, le fils et la belle-fille du poète avaient été prisonniers. Le cadavre du fils, Marcelo, apparut des années plus tard, dans un barril de ciment. De la belle-fille, qui était enceinte, on ne sut plus rien.

A Orletti, des officiers argentins, uruguayens et chiliens travaillaient conjointement. C'étaient les temps du marché commun de l'horreur: il n'y avait pas de frontières pour l'exercice de la torture, l'assassinat, la disparition de victimes, le viol des femmes et le vol des bébés.

Pendant que le général Cabanillas tombait à Buenos Aires, Juan Gelman laissait, à Montevideo, une lettre adressée au président uruguayen Julio María Sanguinetti: il lui demandait de l'aide pour retrouver son petit-fils, ou sa petite-fille, né ou née à l'Hôpital Militaire de Montevideo. Accompagnés de quelques militants des droits humains, Juan et sa femme, Mara La Madrid, avaient mené une enquête digne des meilleurs romans policiers anglais. Il y avait des preuves que sa belle-fillet et son fils ou fille nouveau-né avaient disparus du côté uruguayen du Río de la Plata.

Selon les habitudes de ces années, il était très probable que la belle-fille, María Claudia García Irureta Goyena, ait été assassinée après avoir accouché, mais il était aussi probable que son bébéait été remis, qui sait à qui, comme butin de guerre.

Début juin 1999, le président promit de s'occuper personnellement de l'affaire. Les mois passèrent, et rien. Quand le poète demanda, publiquement, une réponse, une tempête universelle de solidarité se déchaîna. Deux mille demandes de réponse, individuelles ou collectives, signées par des écrivains, des artistes et des scientifiques de vingt pays, plurent sur Montevideo. Le président uruguayen ne pouvait déjà plus rester silencieux. Sa réponse peut se résumer à «classez l'affaire». Le président déclara que la vérification sollicité avait besoin d'un «miracle», comme si Juan Gelman avait demandé de l'aide à la Vierge de Lourdes au lieu de demander de l'aide, comme il l'avait fait, au président d'une république démocratique, où les militaires doivent obéissance au pouvoir civil.

La vérité et la justice sont-elles un miracle en démocratie? Ne devraient-elles pas être plutôt une habitude? L'année précédente déjà, le ministre de la Culture, oui, de la Culture, était rentré très content de Paris, selon ce qu'il avait déclaré à la presse, parce qu'il avait parvenu à ce que l'expression vérité et justice soit supprimée d'une résolution officielle de l'Unesco.

Il y a une loi en Uruguay, confirmée par plébiscite, qui empêche de châtier les crimes de la dictature (que le président, dans sa réponse à Gelman, s'entête à appeler «régime de fait»), mais cette même loi ordonnait d'enquêter sur de tels crimes, chose qui ne s'est jamais faite. Au lieu de leur exiger de dire ce qu'ils savent, comme ce serait leur obligation légale, l'autorité rend hommage aux auteurs de ces prouesses contre la condition humaine. Quelques jours avant que le président n'envoie, enfin, une réponse qui ne répond rien, le commandant en chef de l'Armée uruguayenne offrit un déjeuner de réparation aux militaires violeurs de tous les droits. Là se trouvaient les bouchers uruguayens d'Orletti: le colonel Jorge Silveira, actuel bras droit du commandant en chef, les colonels José Nino Gavazzo et Manuel Cordero et d'autres officiels, à la retraite ou en activité, qui croient depuis déjà vingt ans qu'il y a des teintureries capables de nettoyer leurs uniformes tâchés à jamais.

Par fatalité professionnelle, les poètes créent des symboles et génèrent des métaphores, même s'ils ne le veulent ou ne le savent pas. La recherche de Juan Gelman, qui poursuit la trace de son petit-fils, ou petite-fille, perdu ou perdue dans la brume de la terreur militaire et de l'amnésie civile, sumbolise beaucoup de questions de beaucoup de gens blessés par les dictatures, et par l'héritage étouffant des dictatures, dans les pays latinoaméricains. Et le silence du président uruguayen, qui se tait quand il se tait et quand il parle aussi, est la métaphore qui définit le mieux l'impuissance d'un système politique qui n'a déjà plus rien à dire et qui n'a rien d'autre à offrir que le mensonge et la peur. Pendant les années des dictatures militaires qui ont ravagé le sud, Juan Gelman a publié un poème sur Fernando Pessoa. Il imaginait que le grand poète portugais écrivait des lettres à l'Uruguay, depuis Lisbonne: que font-ils du sud/ disait-il/ de mon Uruguay/ disait-il. Et Juan imaginait aussi que demain vont arriver les lettres du Portugais et qu'elles balaieront la tristesse/ demain arrivera le bateau du Portugais au port de Montevideo/ il a toujours su qu'il entrait dans ce port et devenait plus beau.

Maintenant c'est Juan, le grand poète argentin, qui écrit des lettres à l'Uruguay. Mais celles-ci ne sont pas des lettres imaginaires. Comme tous ceux qui cherchent ceux qu'ils ont perdus, il attend toujours une réponse.