Lettre ouverte au Docteur Julio María Sanguinetti
Juan Gelman
Lettre publiée dans le journal La República, Montevideo, le 10 octobre 1999

Monsieur le Président de la République Orientale de l'Uruguay:

Le vendredi 7 mai dernier à 19.30 heures, le docteur Elías Bluth, secrétaire de la Présidence de la République, a bien voulu nous recevoir, mon épouse Mara La Madrid et moi, dans son bureau du septième étage de l'Edificio Libertad 1. Nous désirions vous rencontrer, mais on nous a expliqué que ce n'était pas possible en raison d'un emploi du temps très serré dû à votre imminent voyage à Washington.

Nous avons alors exposé au docteur Bluth, l'affaire qui motivait l'audience: notre demande d'aide pour connaître la vérité au sujet du destin de ma belle-fille, María Claudia García Irureta Goyena de Gelman, et de son bébé né en captivité.

Une enquête minutieuse que mon épouse et moi-même menons à bien, en marge de tout organisme ou toute institution, nous a permis de savoir que María Claudia, enlevée le 24 août 1976 par un groupe d'opérations argentin et emmenée au camp clandestin de détention Automotores Orletti, a été transférée par des militaires uruguayens durant la deuxième semaine d'octobre de cette même année – avec les enfants Anatole Julien Grisoñas, âgé de quatre ans, et sa sœur Victoria de 18 mois, enfants d'Uruguayens disparus en Argentine – au local que la Division III du Service d'Information de la Défense (SID) occupait au croisement de Boulevard Artigas et de la rue Palmar, Montevideo. Il s'agissait d'une opération typique du Plan Condor. Ma belle-fille était enceinte de huit mois quand le transfert s'est produit. Prisonnière au rez-de-chaussée de ce local, elle a été emmenée à l'Hôpital Militaire de Montevideo pour accoucher; rendue au SID, elle en est sortie fin décembre 1976 avec son bébé dans un berceau, vers une destination inconnue. Ils étaient escortés par deux illustres membres du SID: Juan Antonio Rodríguez Buratti, alors lieutenant colonel, chef du Département III, et l'ex capitaine José Arab, qui a servi pendant plusieurs mois à Orletti. Ils ont prononcé devant la troupe cette phrase terrible: «Il faut parfois faire des choses emmerdantes».

Mais vous connaissez les faits que j'expose maintenant devant le noble peuple uruguayen. Ils figurent dans un mémorandum élevé à votre considération que le docteur Bluth nous a demandé de rédiger et qu'il s'est compromis à vous remettre. Je n'ai aucun doute que ce soit ce qu'il a fait: le 3 juin à 20.00 heures, il a téléphoné chez moi à Mexico DF et m'a communiqué: "J'ai parlé avec le président et je vous demande de croire chacune des paroles que je vais vous dire. Le président ressent d'habitude un rejet viscéral pour les dénonciations, mais je ne l'ai jamais vu aussi sensibilisé par cette situation spécifique. D'une façon très sincère, il a dit:'Là (le mémorandum) il n'y a pas un mot de trop, ni n'en manque. Je vais faire tout ce qui me sera possible pour savoir et vérifier cela. De cette affaire, c'est moi qui m'en occupe'. Il me donne l'impression qu'il va faire tout son possible". Le docteur Bluth a terminé la conversation avec cette promesse: "Je ne désire pas vous créer d'expectatives, mais tout ce que nous pourrons vérifier, ou ne pas vérifier, ou le peu que nous pourrons vérifier, je vous le communiquerai immédiatement". Plus de quatre mois ont passé et je n'ai pas de nouvelles de ce qu'a pu donner cet intérêt déclaré. Le 14 juillet à 17.30 heures, j'ai téléphoné au docteur Bluth à son bureau et une de ses secrétaires m'a répondu. Elle m'a dit que le docteur Bluth n'était pas là et m'a demandé de l'appeler plus tard. C'est ce que j'ai fait une heure après et la réponse d'alors de la secrétaire a été: "Le docteur vient juste de recevoir un appel. Laissez moi votre numéro de téléphone pour qu'il vous appelle quand il terminera." Trois mois ont passé et j'attends encore cet appel. Monsieur le président: le 28 septembre, vous avez affirmé qu'un chef de gouvernement "n'est pas un Bouddha silencieux et mystérieux". Il semble que ce soit le cas dans cette affaire. Le docteur Bluth a été précis lors de notre entrevue.

Il a manisfesté que vous et lui aviez décidé d'installer un bouclier contre tout rappel du passé. Qu'il comprenait ma situation en tant qu'européen ayant lui-même souffert de la persécution nazie. Que vous et lui aviez été dans la résistance à la dictature uruguayenne — même si ce n'était pas la résistance armée parce que vous ne la jugiez pas une voie appropriée – et que dans cette entreprise, vous aviez joué votre peau à plusieurs reprises. Je me demande pourquoi, avec tous ces antécédents, vous gardez le silence dans cette affaire.

Le vol d'enfants en captivité est le plus aberrant des crimes de nos dictatures. Ce crime contre un être sans défense ne fait pas que couper sa filiation: il le déloge aussi de l'histoire. Monsieur le président: connaissez-vous un crime plus odieux que celui-lá? Ma petite-fille ou mon petit-fils – nous ne connaissons même pas son sexe – a été dépouillée ou dépouillé de son père, qui a été retrouvé assassiné – d'une balle dans la nuque à un demi-mètre de distance, dans un barril de 200 litres rempli de ciment et de sable – le même mois d'octobre ou sa mère a été transférée d'Orletti au SID. Elle a été dépouillée ou il a été dépouillé de moi, qui ai entrepris cette recherche pour renouer avec le seul legs que m'a laissé mon fils: retrouver le sien. Pourvu que vous ne souffriez jamais ces angoisses, le poids de ce double-vide. Vous êtes considéré comme le plus culte des présidents d'Amérique Latine et vous vous rappelez sûrement cette phrase de votre compatriote, le grand poète Lautréamont: "Pas même avec un océan tu ne laveras une seule tâche de sang intellectuel" 2. Surtout quand le sang est véritable. Les couches de silence déposées sur le vol d'enfants conforment une tâche intellectuelle qui ne cesse de s'étendre, parce que le silence sur le crime le prolonge. Monsieur le président: avez-vous ordoné la vérification promise? Et si vous l'avez fait, aucune raison d'humanité ne vous pousse à m'en communiquer le résultat? Permettez-moi de vous signaler que vous avez sous la main des sources directes d'information à ce sujet: le personnel militaire uruguayen qui a exercé en 1976 à Orletti et au SID, et aussi à l'Organisme Coordonateur des Activités Antisubversives (OCOA), le pôle du Plan Condor en Uruguay. Par exemple: le major d'alors José Nino Gavazzo, second du Département III et chef des militaires uruguayens qui agissaient à Orletti; entre autres choses, c'est lui qui a été à la tête de l'opération d'enlèvement de la citoyenne uruguayenne Sara Méndez, opération durant laquelle son bébé Simón, de 20 jours, lui a été volé. Le lieutenant colonel Rodríguez Buratti et José Arab (a) le "Turc", déjà mentionnés, et qui doivent bien savoir où ils ont emmené ma belle-fille et son bébé. D'autres tortionnaires notoires du SID: le major Juan Manuel Cordero, le major Enrique Martínez, le major Alfredo R. Lamy, le major Mirailles, le capitaine Ricardo Medina, Roberto Huert (a) l'"Eléphant", le capitaine Gualberto Vázquez (a) le "Juif", le capitaine José Agustín Baudean, le capitaine Casas (a) l'"Allemand", le capitaine Menotti Ortiz, le chef administratif Sasson, le premier lieutenant (toujours à l'époque) Luis A. Maurente Mata, Nelson Sánchez de la Préfecture Générale Maritime, le lieutenant Sanders, Sandes ou Sandler, le colonel Barrios, vu à Orletti, l'officier principale de la Police Zabala. Et les "Oscars" de l'OCOA comme le major Ernesto Rama Pereyra (a) le "Gris", (a) "Poignards", chef d'opérations de l'organisme. le capitaine Pedro Antonio Mattos Narbondo (a) la "Mule", qui se vante d'avoir assassiné le sénateur Michelini à la sortie d'Orletti; le commissaire Campos Hermida; Jorge Silveira, (a) la "Scie", (a) "Sept Scies", (a) "Chimichurri", alors capitaine et aujourd'hui colonel et assesseur du commandant en chef. Et les officiers des renseignements comme celui qui se faisait appeler "lieutenant colonel Alfredo Bretón", en charge des opérations conjointes uruguayo-argentines, et le lieutenant-colonel Carlos Calcagno Gorlers, qui avait transféré des enfants d'Argentine en Uruguay par le delta du fleuve Paraná. Les enfants Julien ont partagé avec ma belle-fille et son bébé la chambre du SID où ils ont été prisonniers plus de deux mois et demi fin 1976. L'enfant Paula Eva Logares, âgée de deux ans, a été enlevée en Uruguay avec ses parents et remise à un sous-commissaire argentin en 1978. Le 1er mars de cette année, au programme de télévision Hola, Gente, vous avez réitéré qu'"en Uruguay, il n'y a jamais eu de cas d'enfants enlevés, comme en Argentine". Bien. Mais dans le cas de ma petite-fille, ou petit-fils, que pensez-vous faire, monsieur le Président?

Juan Gelman


1. Palais Présidentiel à Montevideo.

2. Cette phrase de Lautréamont, certainement écrite à l'origine en Français, est ici traduite de sa traduction en Espagnol.