La mémoire fonde toujours le lendemain
Par le Sous-Commandant Marcos
Publié dans le journal Página/12, Buenos Aires, le 27 mars 2001
Discours prononcé en Argentine, dans une manifestation de rejet à la dictature.

Armée Zapatiste de Libération Nationale, Mexico, 24 mars 2001, 18 heures, heure du Mexique.

Aux enfants, aux vieillards, aux jeunes, aux hommes et aux femmes d'Argentine, Amérique Latine, Planète Terre.

Frères et sœurs:

Ici le Mexique Zapatiste, là-bas la digne Argentine.

C'est le sous-commandant Marcos qui vous parle, au nom de tous les hommes, femmes, enfants et vieillards de l'Armée Zapatiste de Libération Nationale.

Nous voulons profiter de ce que les frères et sœurs d'Argentine nous donnent la possibilité de dire notre mot dans cette manisfestation qui sert à donner à la vérité et à la mémoire le lieu qu'elles méritent. Parce qu'il y a et il y a eu celui qui a cru et croit qu'en assassinant des personnes, on assassine aussi les pensées et les rêves qui sont parfois des mots et sont parfois du silence. Celui qui croit ainsi, a peur en réalité, et sa peur a été le visage de l'autoritarisme et de l'arbitraire. Et il recherche dans le ressac du sang le masque de l'impunité et de l'oublie. Pas pour que tout reste reste dans le passé mais pour s'assurer qu'il sera de nouveau possible de faire agir la peur sur ceux qui sont différents. Nos plus anciens nous ont enseigné que la célébration de la mémoire est aussi une célébration du lendemain. Ils nous ont dit que la mémoire n'est pas tourner la face et le cœur vers le passé, ce n'est pas un souvenir stérile dans lequel il y avait des rires ou des larmes.

La mémoire, nous ont-ils dit, est l'un des sept guides que le cœur humain possède pour avancer. Les six autres sont: la vérité, la honte, la conséquence, l'honnêteté, le respect de soi-même et de l'autre, et l'amour.

Et c'est pour cette raison, disent-ils, que la mémoire fonde toujours le lendemain, et c'est ce paradoxe qui permet que dans ce lendemain, les cauchemars ne se répètent pas, et que les joies, qui existent aussi dans le programme de la mémoire collective, soient nouvelles.

La Mémoire est surtout, disent ceux qui sont venus avant nous, un puissant vaccin contre la mort et l'aliment indispensable pour la vie. Pour cette raison, celui qui protège et garde la mémoire, garde et protège la vie, et celui qui n'a pas de mémoire est mort.

Ceux qui en haut ont été le pouvoir, nous ont laissé en héritage un tas de morceaux brisés, de morts ici et là, d'impunités et de cynismes, d'absences, de visages et d'histoires détruites, de désespoirs. Et ce tas de ruines et ce que l'on nous offre comme carte d'identité, de telle façon que dire «Je suis» et «Nous sommes» soit une honte.

Mais il y aue ceux qui ont été et qui sont en bas. Eux et elles nous ont laissé en héritage, non pas un monde nouveau, complet et parfait, mais quelques clés et pistes pour unir nos fragments dispersés, et la possibilité de résoudre le puzzle d'hier, d'ouvrir une fente dans le mur, de dessiner une fenêtre, de construire une porte. Parce que tout le monde sait que les portes furent autrefois des fenêtres, et avant des fentes, et avant elles ont été et sont la mémoire. C'est peut-être pour cela que ceux d'en haut ont peur, parce que celui qui a la mémoire a en réalité une porte dans son futur.

Nous sommes nombreux et nombreuses qui en cherchant la mémoire cherchons une partie de notre visage. Celui qui nous demande d'oublier, nous demande de continuer à être incomplets, en utilisant les prothèses qu'offre le pouvoir. Ce jour en Argentine, au Mexique et dans d'autres parties du monde, de nombreuses et nombreux gardiens de la mémoire se réunissent dans une cérémonie aussi ancienne que le mot: la cérémonie de la conjuration de l'oubli et de la perte de mémoire, la cérémonie de l'histoire.

Aujourd'hui, ceux qui ont l'Argentine pour Patrie, nous enseignent que celui qui marche vers la mémoire, marche en réalité vers la vie. Et nous voulons que tous et toutes, vous sachiez que nous écoutons vos pas, et qu'en les écoutant, nous nous rappelons que le principal attribut de l'être humain est encore et toujours la diginité.

Digne Argentine, les Zapatistes du Mexique te saluent.

Que plus jamais la stupidité ne se permette de démocratiser la peur et la mort.

Depuis la ville de Mexico.

Sous Commandant insurgé Marcos.

Post-scriptum: n'allez pas terminer les grillades parce qu'on ne me laisse toujours que la saice chhimichurri seule. Avec le maté, vous pouvez y aller tranquillement, mais ne finissez pas les empanadas. Nous nous verrons plus tard... dans la rue de Corrientes pour faire une petite partie de football et chantonner un tango, parce la mémoire se garde aussi dans le jeu, la musique et le bal. A bientôt...

* Ce sont les morts du Sous-Commandant Marcos qu'ont écouté, par téléphone, les milliers de personnes qui ont assisté le samedi à la manifestation de rejet au dernier coup d'état militaire.