Lettre du sous-commandant Marcos à Juan Gelman
5,56 mm. NATO (le calibre du mensonge)

« Le temps nous glisse des mains sans laisser du temps aux hommes.
Il remplit leur histoire, il la contredit, il la trompe ou il la libère. »

José Revueltas

Lettre publiée dans le journal La República, Montevideo, le 11 janvier 2000

Don Gelman :

Cela fait déjà plusieurs jours que cette lettre me chatouille les mains. Certains vents l’ont emportée, mais jamais très loin. Il semble qu’aujourd’hui elle va enfin se laisser faire, et ainsi, comme une lutte têtue, avec rage et un entêtement digne, les lettres commencent à sortir, les mots, les sentiments. Vous vous souvenez peut-être de moi : vous avez fait une interview de moi en ces temps de la Rencontre Intercontinentale et vous m’avez fait parler de poésie et autres anachronismes. Je vous ai connu à travers vos poèmes, dans l’un de ces livres que nous portions avec nous dans les premières et solitaires années de la guérilla que le monde allait connaître sous le nom de « Armée Zapatiste de Libération Nationale ».

Je sais bien que le titre s’avèrera étrange pour beaucoup, mais pas pour vous, expérimenté comme vous l’avez été et comme vous l’êtes encore dans votre longue marche de haut en bas à ramasser ces souvenirs et ces mémoires que certains appellent « nouvelles ». Mais il est vrai qu’il peut sembler excentrique d’intituler une lettre avec une mesure de balle : « 5,56 mm. NATO ». Alors permettez-moi de m’étendre un peu sur ce sujet, après tout je ne suis qu’un soldat, un soldat « très autre », mais un soldat en fin de compte.

« 5,56 mm. NATO » est la notation militaire pour parler de la balle qu’utilisent, entre autres, le fusil M-16 (et ses variantes A-1 et A-2), le AR-15 – tous deux de fabrication nord-américaine –-, le Galil israélien, la Steyr Aug autrichienne, et d’autres armes. La notation « commerciale » est « calibre .223 ». Oui, c’est bien la même balle, mais l’une est d’usage militaire, très fréquente dans les armées de l’Amérique latine, et l’autre est pour la « chasse ».

L’histoire de cette balle est l’histoire d’un mensonge. Quand les grandes puissances militaires ont donné dans l’absurdité « d’humaniser » la guerre (tout d’abord dans les Conventions de La Haye, puis dans celle de Genève), elles se sont mises d’accord sur l’interdiction des balles expansives ou « dum-dum ». Le raisonnement était « impeccable » : l’objectif dans une guerre est de causer des «pertes» à l’ennemi, et par « pertes », on comprend morts, blessés, disparus et prisonniers de guerre.

Ergo, pour « humaniser » la guerre, ce qu’il faut faire est réduire le nombre de morts en augmentant le nombre de blessés. On se prononça donc pour l’utilisation de «balles dures», qui ne font que perforer la chair humaine mais, si elles ne touchent aucun organe vital, ne provoquent pas la mort et, si elles la provoquent, ne causent pas de «douleur excessive». On interdit donc les balles «expansives» qui, en perforant le corps, «fleurissent» ou se fragmentent, c’est-à-dire qu’elles «s’étendent», et que le dommage qu’elles causent est plus grand que celui des balles simples, puisqu’elles n’affectent pas seulement l’endroit où elles pénètrent mais une aire plus grande.

L’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (‘NATO’ pour son sigle en anglais), menée par les Etats-Unis, a adopté la balle calibre « 7,62 mm. », qui est connue depuis sous le nom de « 7,62 NATO ». Le Pacte de Varsovie, mené par ce qui était alors l’URSS, a adopté le même calibre, 7,62 mm., mais avec la cartouche plus courte que celle du 7,62 NATO (51 mm. pour la NATO et 39 mm. pour la soviétique). L’arme de base de l’infanterie utilisée par le Pacte de Varsovie était le fusil automatique Kalachnikov (‘AK’) – dont le dernier modèle, le AK-47 prolifère sur le marché noir. De son côté, l’OTAN (et les pays périphériques) a adopté diverses armes pour le calibre 7,62 mm. x 55 mm., ou « 7,62 NATO ». Parmi elles, on trouvait le Fusil Automatique Léger (FAL), de fabrication belge et, plus récemment, le G-3 d’invention allemande. L’armée mexicaine a changé le FAL pour le G-3 et a fini par le fabriquer après en avoir obtenu les droits.

Mais, à l’apogée de la IIIe Guerre Mondiale (comme nous autres zapatistes l’appelons) ou « Guerre Froide » (comme elle est connue dans l’histoire actuelle, les nord-américains ont cherché la façon de rendre leurs armes plus létales, en même temps qu’ils déjouaient les traités qu’ils avaient eux-mêmes signés. C’est ainsi qu’est née, dans les années 1957-1959, et à la « demande » du Commandement de la Marine Continentale, la balle de calibre 5.56 mm. (régularisée en 1964). Plus fine que la 7.62 et beaucoup plus rapide, la 5.56 ne présentait pas seulement des avantages pour son transport (un fantassin pouvait emporter le double de balles de 5.62 mm. par rapport à la 7.62, mais avec le même poids et moins d’espace), elle signifiait aussi des gains importants pour les entreprises de guerre nord-américaines (aussi « innocentes » que la General Motors, la General Electric, la Ford, etc.) parce que son approbation signifiait le changement total de l’armement de toute l’infanterie nord-américaine (formé à l’époque des carabines M-1 et M-2, le vieux Garand, et la Thompson), donc, plus de ventes.

Une nouvelle balle signifiait une nouvelle arme, et toute l’industrie militaire s’est concentrée pour démontrer les « bontés » du nouveau calibre. Pour convaincre le Pentagone états-unien, on a présenté la meilleure « caractéristique » de la balle de calibre 5.62 mm. : elle était à « pointe molle ». Que cela veut-il dire ? Et bien, qu’une balle du type de la 5.56 mm., à pointe molle, se « plie » au contact avec la chair et commence à tourner au hasard à l’intérieur du corps. Le résultat ? Plus terrible que l’expansive, si l’orifice « d’entrée » de la balle était, effectivement, de 5.56 mm., celui de « sortie » (s’il y en avait une), était 10 fois plus grand. Si la balle ne « sortait » pas, son effet interne détruisait les os, les muscles, les organes. En conclusion, sans utiliser de balles expansives, l’armée américaine a commencé à utiliser une balle plus létale, avec plus de capacité de tuer et qui laissait moins de chances de vie à la « cible » humaine qui la recevait (en plus d’augmenter considérablement la souffrance du blessé).

Je parle de l’apogée de la « guerre froide ». À l’époque, les Etats-Unis imaginaient la future scène d’une guerre mondiale en terres européennes et avec les armées du Pacte de Varsovie comme ennemies. Le futur « théâtre d’opérations » était parfaitement situé sur la longue ligne qui séparait l’Europe Occidentale de l’Europe Orientale : de grande villes, d’amples et rapides voies de communication, beaucoup d’espaces « ouverts », etc. Suivant cela, la logique du Pacte de Varsovie était simple : lancer vague après vague des fantassins blindés jusqu’à vaincre la résistance ennemie. Pour cela, les armées des deux Pactes (celui de Varsovie et l’OTAN) ont changé leurs armes de base d’infanterie pour des fusils « d’assaut » (grand volume de feu à portées « courtes » — moins de 500 mètres). La Guerre de Corée avait démontré les limitations du M-14 (version semi-automatique du Garand M-1). C’est ainsi que sont nés les prototypes de ce qui serait appelé plus tard le M-16, fabriqué par la Colt à Connecticut, USA.

Mais il fallait tester la nouvelle balle aussi bien que le fusil d’assaut «dans des conditions réelles». C’est ainsi que le gouvernement nord-américain a décidé que son «arrière-cour» incluait le Sud-Est asiatique et est intervenu militairement au Viêt-Nam. Avec les nouveaux M-16 et leur flambant calibre 5,56 mm., les troupes nord-américaines ont envahi le Viêt-Nam et ont prouvé que le M-16 et le calibre 5,56 mm, n’étaient pas dans les combats aussi bons qu’ils le disaient. La balle est extrêmement véloce et légère, et n’importe quel frôlement avec une petite feuille ou une branche changeait radicalement sa trajectoire (et comme il fallait s’y attendre, on trouve des petites feuilles et des branches en abondance dans la jungle asiatique) ; de plus, le fusil était très affecté par l’humidité, un mécanisme déficient du verrou provoquait un enrayage avec le défaut conséquent dans le tir.

Il n’était en rien agréable pour les soldats états-uniens qui voyaient venir une vague de « vietcongs » (comme ils appelaient les guérilleros vietnamiens), les visaient avec le M-16, tiraient et n’entendaient que « clic ». Le Pentagone n’était pas réellement préoccupé par le fait que quelques-uns de ses « garçons » perdent la vie et les combats dans les jungles vietnamiennes. Après tout, ce n’était pas sur cette guerre que l’arme et le calibre feraient leurs preuves, mais dans la future, sur le territoire européen et contre le Pacte de Varsovie. À mesure que la guerre au Viêt-Nam avançait, le fusil était modifié : on renforça la chambre pour résister à la corrosion de la poudre, on installa un levier supplémentaire au verrou pour assurer sa fermeture, on ajusta le ressort récupérateur pour réduire la cadence de tir. C’est ainsi que naquirent le M-16 A-1 et le M-16 A-2. Avec le calibre 5,56 mm., et le fusil M-16 comme arme de base de l’infanterie, l’armée des USA était prête pour la nouvelle guerre mondiale.

Parallèlement au M-16, on a développé le AR-15 (version semi-automatique du M-16) qui ensuite allait être exporté vers les pays d’Amérique Latine, plus concrètement vers ses policiers et ses escadrons contre-insurgés.

Au Mexique, l’AR-15 est l’arme préférée des policiers de la sécurité publique de l’état. Spécialiste de l’assassinat de paysans et indigènes, la police de sécurité publique de l’état du Chiapas, prouvait joyeusement, dans les corps bruns de ses victimes, les effets du calibre 5,56 mm. Quand nous sommes descendus des montagnes, le 1er janvier 1994, nous avons trouvé beaucoup de AR-15 que les « vaillants » policiers avaient abandonnés dans leur fuite spectaculaire, mais c’est là une autre histoire. Quand monsieur Zedillo prend le pouvoir au Mexique, après l’assassinat de son prédécesseur (Luis Donaldo Colosio), et rate son offensive militaire de février 1995, lui et l’armée fédérale décident « d’activer » des groupes paramilitaires pour combattre l’EZLN « sans les dégâts dans l’opinion publique qu’aurait entraîné l’action directe de troupes fédérales » (Mémorandum interne de la Présidence à la Sedena, document classifié, mars-avril 1995). Les « détails » ont été résolus par « l’expert » en contre-insurrection le Général Mario Renán Castillo, sous la supervision de son supérieur le Général Enrique Cervantes Aguirre, par celui qui était alors « gouverneur » du Chiapas (et aujourd’hui attaché militaire de l’ambassade du Mexique à Washington D.C., USA) Ruiz Ferro, et le Parti Révolutionnaire Institutionnel (PRI). L’accord était le suivant : l’armée fédérale fournirait l’instruction et la direction stratégique et tactique et le PRI fournirait « la troupe », et le gouvernement de l’état fournirait l’armement et l’équipement. Ainsi, soudainement, les groupes paramilitaires tout neufs au Chiapas se virent pourvus de fusils d’assaut AR-15 et AK-47 (obtenus sur le marché noir appuyé par les paramilitaires).

«Acteal» est le mot qui définit parfaitement la stratégie gouvernementale au Chiapas. Les balles qui ont massacré les 45 hommes, femmes et enfants de la communauté d’Acteal, le 22 décembre 1997 étaient, dans leur grande majorité, de calibre 5,56 mm., quelques-unes 7,62 mm., et d’autres, plus rares, du calibre .22 long rifle. Les trois enfants qui se sont rendus il y a quelques mois à l’Union Américaine pour y êtres soignés par des chirurgiens spécialistes, ont montré les effets du calibre du mensonge, le 5,56 mm.

Le jour d’aujourd’hui, 5 janvier de l’an 2000, 30 indigènes zapatistes de la même municipalité de Chenalhó, Chiapas, sont tombés dans une embuscade tendue par des policiers de la sécurité publique et des priistes. Ils ont été attaqués alors qu’ils sortaient pour couper du café. Après des heures de torture, le gouvernement en a libéré 27 et a gardé 3 prisonniers accusés, dit le gouvernement, d’avoir provoqué la tuerie d’Acteal. Le ridicule gouvernemental ne s’arrête pas devant le fait que tout le monde sait que c’est Zedillo qui a provoqué la tuerie du 27 décembre 1997, il ne s’arrête pas non plus devant l’absurdité de vouloir responsabiliser les zapatistes qui ne sont autres que les victimes des paramilitaires. Non, ils vont au-delà parce que la mise en détention se fait dans le contexte d’une prétendue initiative de paix du gouvernement fédéral qui offre, entre autres choses, de libérer des prisonniers zapatistes. Non seulement, il ne les libère pas, mais il en augmente le nombre sous les prétextes les plus ridicules. Un mensonge fait qu’aujourd’hui, on ajoute 3 indigènes aux centaines de zapatistes prisonniers pour le simple et impardonnable fait d’être zapatistes.

Je sais qu’à cette hauteur de la lettre, vous vous demandez pourquoi vous en êtes le destinataire. Bien, il s’avère que j’ai lu, il y a quelques mois, dans la revue PROCESO que vous aviez fait tomber un général argentin, chose peu fréquente, et que vous l’avez fait avec des mots (quelque chose d’inédit). La cause de votre persévérance a été alors cachée par le scandale de l’affaire Clinton-Lewinski (je ne sais pas si cela s’écrit ainsi, le porno écrit n’est pas ma spécialité). Mais maintenant, plus récemment, votre campagne pour retrouver votre petit-fils (ou petite-fille) est mondialement connue. Maintenant, tout le monde sait dans le monde que votre fils et votre belle-fille ont été assassinés par la dictature militaire argentine (peut-être avec une balle de calibre 5,56 mm.), et que le fils (ou fille) de tous deux a été vendu sur le marché noir des enfants qui, en plus de la torture, semble être la spécialité des armées latino-américaines. Et cette histoire d’achat et de vente d’enfants de disparus politiques finit par avoir le même effet que la 5,56 mm., non seulement elle pénètre en blessant, mais elle tourne à l’intérieur et elle cause encore plus de dommages. Comme si le disparu léguait à ses enfants la même condition. Je veux dire que c’est un crime dont souffre la victime… Et ceux qui le suivent en descendance.

J’ai vu votre lettre au gouvernement de l’Uruguay et votre réponse à la réponse de ce gouvernement (dans « LA JORNADA »). Je les ai lues et j’ai compris pourquoi était tombé ce général argentin. Je suis certain qu’il n’avait jamais imaginé qu’il allait un jour affronter un poète, et ce qui est pire, un poète idiot. Parce c’est ce que vous êtes, un poète (même si parfois vous vous déguisez en journaliste), et vous êtes idiot maintenant, parce c’est ainsi qu’on nomme ceux qui refusent de se rendre et d’accepter.

Enfin, je voulais vous dire que nous autres, zapatistes, nous vous appuyons, que nous désirons que vous le ou la retrouviez, que votre petit-fils ou petite-fille (qui déjà doit être un homme ou une femme fait ou faite) mérite de savoir qu’il ou elle a eu les parents qu’il ou elle a eu et leur histoire. Et, surtout, il ou elle mérite de savoir qu’il ou elle a un grand-père qui l’a toujours cherché(e), et qui ne s’est jamais rendu et qui a fait tomber un général avec quelques mots et qui a ému le monde avec sa cause, et que le maté n’est déjà plus aussi amer quand il se boit avec quelqu’un que nous aimons, et d’autres choses encore que, j’en suis sûr, vous voudrez qu’elle ou il sache.

Et toute cette histoire du calibre 5,56 mm., et Acteal, et les paramilitaires, et votre lutte, vont ensemble parce que maintenant, alors que la polémique bat son plein pour savoir si le deuxième millénaire a terminé avec 1999 ou terminera à la fin de l’an 2000, il y a quelque chose à dire.

Nous autres zapatistes, nous vous disons que non : ni le millénaire ni le siècle n’ont terminé. Ils ne termineront pas tant qu’il n’y aura ni justice ni vie ni liberté. Ils ne termineront pas tant que la justice ne s’accomplira pas, tant qu’on ne châtiera pas les vrais coupables, tant qu’un autre Acteal sera encore possible. Ils ne termineront pas tant que vous n’aurez pas retrouvé votre petit-fils ou votre petite-fille. Non, ni le siècle, ni le millénaire ne peuvent prendre fin avec ces choses en attente. C’est une honte pour l’humanité de dire qu’elle est entrée dans un nouveau millénaire alors qu’Acteal reste suspendue dans la mémoire, et qu’un poète-grand-père recherche son petit-fils disparu. Rien ne se terminera tant que les calibres des mensonges de ce siècle et de ce millénaire continueront de tourner en nous, en nous détruisant, en nous tuant.

Alors, Don Gelman, cette lettre n’est là que pour vous dire que réellement, nous espérons pouvoir vous dire un jour : Heureux nouveau millénaire !

Santé à vous, et que le temps libère enfin notre histoire.

Depuis les montagnes du Sud-Est Mexicain.

Sous-Commandant Insurgé Marcos.

Mexique, Janvier 2000.

P.S. Armementiste. — C’est vrai, l’arme que je porte est une carabine AR-15, calibre 5,56 mm. Je l’ai empruntée à un policier le 1er janvier 1994. Il est vrai qu’il courait si vite que je n’ai pas réussi à entendre sa réponse. Maintenant je l’ai, elle servait hier à tuer des indigènes, maintenant elle sert pour qu’on ne les tue plus, ou plus impunément.