Lettre ouverte au Docteur Jorge Battlle
Juan Gelman
Lettre publiée dans le journal Página 12, Buenos Aires, le 15 avril 2001

Au milieu de la nuit du 13 juillet 1976, un groupe d'agents argentino-uruguayens a violemment pénétré au domicile de la maîtresse d'école Sara Méndez, dans la ville de Buenois Aires, où elle se trouvait à cause du coup d'Etat en Uruguay du 27 juin 1973. Celui qui était alors major de l'armée uruguayenne José Nino Gavazzo et l'agent de la SIDE argentine Aníbal Gordon, ensemble dans le cadre de l'Opération Condor, commandaient l'intervention. Ils ont arraché à Sara Méndez son fils, Simón Riquelo, âgé de 20 jours, avant de la transférer au centre clandestin de détention «Automotores Orletti». Ce milieu de nuit d'il y a un quart de siècle a été la dernière fois que Sara a vu son fils.

Monsieur le Président de la République Orientale de l'Uruguay
Dr. Jorge Batlle

Très cher Monsieur le Président:

Je vous écris depuis l'endroit ému que vous avez inscrit en moi quand vous m'avez dit «Moi aussi, je suis grand-père» et que vos yeux sont devenus humides. Cela parle de plus d'un père dont les yeux s'humidifieront certaintement quand il pensera à ses fils. C'est pourquoi je crois que votre volonté de retrouver et de rendre sa filiation à Simón Riquelo, le fils de Sara Méndez, est ferme et certaine. Je prends acte de ce que cette volonté de trouver avant tout les enfants volés, les enfants de disparus, vous animait même avant d'être élu président.

Vous avez établi la Commission pour la Paix, qui s'emploie avec intrépidité à connaître le sort des disparus, ainsi que celui de ces enfants, et il est notoire que la commission trébuche contre le pacte de silence construit par des voleurs et des assassins qui ont entâché les dignes traditions de l'armée de l'Uruguay. Ils ne sont pas nombreux, mais ils sont encore protégés par le silence d'une majorité de chefs et d'officiers qui n'ont rien eu à voir avec ces actes et que ces actes contaminent. Les crimes sont contagieux. Les omettre est un crime aussi manifeste que les commettre et les prolonge. Ceux qui ont perpétré de tels crimes et ceux qui les incitent au silence, ou les protègent de quelque façon que ce soit, ou ne font rien pour que les mots jaillissent, sont mutilés d'une dimentsion humaine qui vient du fond des siècles. Même l'homme primitif protégeait avec des pierres les restes de ses ancêtres pour que les bêtes ne les dévorent pas. Les pères, les enfants, les familles des disparus ne peuvent toujours pas honorer leurs êtres chéris où cela serait juste. Les tombes qui seraient justes. Ces disparus seront-ils toujours absents de l'histoire et de la culture civique uruguayenne? Et qu'est-ce qui pourra bien s'infiltrer dans ces failles de la mémoire nationale? D'autres répétitions? Et le lieutenant colonel à la retraite José Nino Gavazzo, lui qui sait ce qui s'est pasé avec Simón, pourquoi ne parle-t-il pas? N'écoute-t-il pas ce que lui dit encore sa mère, morte ou vivante? Est-il sourd à sa mère?

Monsieur le Président: je pense que les Gavazzo et ceux qui les abritent n'ont pas réellement compris votre geste de grandeur politique quand vous avez créé la Commission pour la Paix, un pont qu'ils pourraient traverser sans soubresauts pour soulager les douleurs du pays. Et je me demande à nouveau. Pourquoi ne parlent-ils pas, si leur impunité est assurée? Auraient-ils honte? Leur vengeance personnelle — si elle existe — est-elle plus importante qu'un Uruguay sans fractures du passé? Insistent-ils dans leur couardise? Des hommes de cette trempe méritent-ils d'appartenir encore à l'armée uruguayenne, et de jouir des prébendes de la retraite? Ne sont-ils pas en train d'entâcher une force armée qui aujourd'hui défend la Constitution et préserve la démocratie? Ne devraient-ils pas en être expulsés s'ils persistent à garder des secrets abominables qui font tant de mal à la Nation? La Commission pour la Paix n'a pas la force réelle et légale pour le faire. Vous, bien sûr, vous l'avez. Je sais à qui je parle: à un homme qui depuis sa haute investiture n'a pas vacillé, malgré les vents contraires, à corroborer la découverte de ma petite-fille, obtenue par mon épouse, par moi, par al société civile uruguayenne et du monde entier, et confirmée par une enquête parallèle du journal La República; à un homme qui est père et grand-père; à un homme qui appartient à une lignée qui a imprimé dans le pays la marque du progrès; à un homme qui veut fermer les blessures dont souffre son noble peuple, infligées par une dictature civico-militaire dont il a lui-même souffert. Je parle à un homme qui, comme tant d'habitants de cette planète, désire qu'il ne passe pas une année de plus avec Sara sans Simón et avec Simón sans Sara. Je parle à un homme qui peut y parvenir et laisser dans l'histoire ce que tout être humain voudrait laisser: une stèle lumineuse de son passage dans la vie.

Juan Gelman