Une lettre de Fito Páez
Lettre publiée dans le journal Página/12, Buenos Aires, le 1er novembre 2002

Présidente Batlle:

Je ne sais pas quelle étrange obstination, quelle pathologie ou quels cas de possession diabolique, je ne sais pas comment l'appeler, vous voyez, s'est emparé de quelques personnes liées à la vie démocratique de l'Amérique du Sud dans les dernières décennies. Elles se sont consacrées non seulement à la mauvaise administration publique mais aussi à la dissimulation délibérée des faits liés à la disparition, mot extraordinaire si l'on veut, de personnes, dans des circonstances peu claires pour beaucoup, très claires pour très peu de gens, pendant les dictatures militaires établies dans les années 70. Il semblerait exister un certain intérêt quelque part qui manipule les engrenages d'accès à cette précieuse information, que d'autre part, vous-même, président, devriez démembrer. Et c'est la raison de cette lettre: l'immédiate et obligatoire clarification des faits qui ont entraîné l'assassinat de María Claudia Irureta Goyena de Gelman qui a été enlevée à Buenos Aires en août 76, ainsi que son époux Marcelo Ariel Gelman, et transférée à Montevideo en octobre, enceinte de 8 mois et demi, puis assassinée.

Vous savez aussi que Marcelo a été assassiné et que leur fille née en novembre de cette même année a été remise à un couple lié à la police. Et vous savez aussi, président, parce que je sais que vous savez, où se trouve le cadavre de María Claudia. Mais je ne suis pas sûr que vous sachiez, Monsieur Batlle, l'ampleur du désespoir qui s'empare de celui qui n'enterre pas ses morts, c'est la douleur qui continue à se répandre sur la vie de nous tous en tant que tribu chaque fois que nous savon que vous savez et que vous faites ce que vous faites à ce sujet, ce qui n'est effectivement pas rien, mais bien tout le contraire. Ce poignard que vous plantez en nous d'une certaine manière avec votre silence, blesse, tue, anihile la dernière réserve au droit des personnes à savoir, à la vérité, à la justice, ces mots qui se sont retrouvés une infinité de fois dans la bouche de vos campagnes politiques. Personne, aucun dirigeant, aucun rustre de passage dans l'histoire n'aura le droit de considérer comme clos le plus petit chapitre de la vie de quiconque, en aucune circonstance.

Mon ami Juan Gelman et sa femme Mara nous représentent tous dans leur recherche désintéressée de cette vérité profonde et définitive qui est le devenir des corps sans vie de nos êtres aimés disparus dans les cavernes des terrorismes d'Etat et leur droit à une tombe et à une pierre tombale.

Président, dans la vie, tout est paradoxe, les mots, trompeurs parfois, révèlent aussi parfois. Nous avons besoin de tous ces mots que vous possédez dans votre grand coffre pour retrouver María Claudia et tous les autres à travers elle. La magie n'existe pas, il y a toujours un truc. Il est tout à fait clair qu'ici, personne n'a réellement disparu, et la blague coûte très cher. C'est votre dette la plus urgente, président, et si vous ne parlez pas, celle que vous emporterez vraisemblablement avec vous dans votre tombe.

Fito Paez