Corps
par Juan Gelman
Gelman
Article publié dans le journal Página/12, Buenos Aires, le 8 juillet 2001

Les murs de l'impunité militaire continuent de se fissurer dans le Cône Sud et il semblerait qu'un contre-Condor judiciaire va de l'avant de manière inorganique. Un juge de la Cour Suprême chilienne accepte la requête du juge argentin Rodolfo Canicoba Corral et ordonne la mise en prison préventive du sinistre ex-chef de la DINA, le général à la retraite Manuel Contreras. La juge argentine Servini de Cubría donne cours à la demande de prison préventive du non moins sinistre Alfredo Astiz formulée par un juge italien. Le juge Canicoba Corral sollicite l'extradition d'un policier et de trois militaires uruguayens mêlés à la torture et à la disparition en Argentine de dizaines de leurs concitoyens. Toutes ces personnes ont commis des crimes de lèse-humanité et des délits imprescriptibles comme la disparition forcée de personnes. Les gouvernements civils du Cône Sud cachent leur intention d'empêcher que les assassins soient jugés.

Le gouvernement argentin a été clair. Le ministre de la Défense, Horacio Jaunarena, n'a pas hésité à se montrer convaincu que ne pas extrader Astiz «est la manière de préserver le principe essentiel de la souveraineté». Cette assertion est curieuse dans la bouche de quelqu'un qui est membre d'une administration qui obéit ponctuellement aux exigences d'organismes extra-nationaux comme le FMI et la Banque Mondiale. Juan Pablo Baylac, porte-parole du gouvernement De La Rúa, a brandi «le principe de territorialité de la loi pénale». Comme l'a signalé dans ces pages le spécialiste en droit internationale Alberto Zuppo: «c'est une ânerie de dire que l'Argentine ne reconnait pas l'extraterritorialité, elle a firmé des accords dans lesquels elle reconnaît l'extraterritorialité». Quelques-uns de ces pactes sont la Convention des Nations Unies pour la Prévention et la Sanction du Délit de Génocide et la Convention Interaméricaine de l'OEA sur la Disparition Forcée de Personnes. L'ordonnance juridique interne d'un Etat signataire de telles conventions ne peut en aucun cas contrevenir aux obligations qu'elle a contractées avec elles. Le gouvernement de l'Uruguay a montré plus de prudence dans ses déclarations après que Daniel Borelli, ministre de l'Intérieur par intérim, a affirmé que la Loi de Caducité qui protège les tortionnaires uruguayens —approuvée en décembre 1986 et ratifiée par plébiscite national— les couvre «même pour les délits commis hors du pays». De nouveau, curieux: voilà une loi uruguayenne qui aurait une portée extraterritoriale pour éviter la justice qui se déclare extraterritoriale. Au moment d'écrire ces lignes, on attendait la déclaration officielle du ministre de l'Intérieur, Guillermo Stirling, qui rejetait la demande prison préventive élevée par le juge Canicoba. Curieux encore une fois: le Ministère à sa charge doit normalement se limiter à faire passer la demande à la Justice pour que celle-ci décide. Selon des sources officielles citées par le journal Montevidéen La República, le président Jorge Batlle avait déjà informé le mercredi 4 les ex présidents Julio María Sanguinetti et Luis Alberto Lacalle, les deux autres leaders du groupe gouvernant, qu'il rejetterait en plus la demande d'extradition.

Il convient de réviser brièvement la nature des soldats uruguayens si protégés que le juge Canicoba accuse de participer à «un plan criminel» pour «la commission d'actes illicites ayant la caractéristique systématique de disparition forcée de personnes».

Colonel (à la retraite) Jorge Silveira Quesada, qui dans ces années a accumulé les alias de «Pajarito», «Siete Sierras», «Sierra», et «Chimichurri»: tortionnaire vu et subi dans le centre clandestin de détention Automotores Orletti, Buenos Aires, et dans le local du Service d'Information de la Défense (SID) situé sur le boulevard Artigas et la rue Palmar, Montevideo; en activité jusqu'à il y a un an comme conseiller personnel du commandant en chef de l'armée; il a été l'un des deux qui ont déposé le panier avec un bébé volé de deux mois et demi —ma petite-fille— sur le seuil de la maison de ceux qui l'ont élevée; l'autre était le policier Ricardo Medina Blanco. Grâcié par Menem.

Lieutenant colonel (à la retraite) José Nino Gavazzo Pereira, chef d'opération du personnel militaire uruguayen qui a œuvré à Orletti: il a commandé l'enlèvement, la torture et la disparition de 140 compatriotes en Argentine; il agissait à visage découvert, disait son nom aux prisonniers et leur montrait parfois un briquet en or avec ses initiales que lui avait offert la CIA; il a commandé l'opération d'enlèvement à Buenos Aires de la citoyenne uruguayenne Sara Méndez où son fils Simón a été volé, à l'âge de 20 jours. Grâcié par Menem.

Major (à la retraite) Manuel Juan Cordero Piacentini, membre du SID: tortionnaire, kidnappeur, vu à Orletti; il était l'un des deux qui ont emmené d'Orletti ma belle-fille enceinte de plus de 8 mois pour la transférer au local du SID; l'autre était le capitaine (à la retraite) José Ricardo Arab Fernández. Grâcié par Menem.

Commissaire (à la retraite) Hugo Campos Hermida, membre de la Direction de Renseignements et de Liaison du Ministère de l'Intérieur pendant la dictature civico-militaire uruguayenne; tortionnaire et un peu plus, vu à Orletti. Grâcié par Menem.

Il conviendrait d'ajouter d'autres noms, bien sûr, comme celui du colonel Ernesto Avelino Rama Pereira et celui de celui qui était alors le capitaine Gilberto Vázquez, qui auraient été mêlés à l'assassinat de ma belle-fille en accomplissement de directives générales forgées par des Condors argentines comme les généraux Carlos Otto Paladino, Albano Harguindeguy et Guillermo Suárez Mason, et par des Condors uruguayens comme le général Amaury Prantl.

Voilà donc les messieurs qu'a défendu hier le gouvernement de Julio María Sanguinetti et que le gouvernement actuel abrite. Même si elle est répugnante et en outre non nécessaire, il est possible de comprendre la solidarité de corps qui pousse une majorité de chefs et d'officiers non compromis avec la répression à protéger un groupe de camarades, c'est vrai, mais aussi tortionnaires et assassins. Ce qui n'est pas compréhensible, c'est l'attitude des gouvernements choisis par les urnes qui donnent une continuité à la protection. Sur nos terres, les présidents civils sont commandants en chef des forces armées. Ou ils ne le sont pas? Les agents de la répression ont commis des crimes contre l'humanité. Ou ils ne l'ont pas fait? Ces crimes blessent l'humanité d'un président. Ou ils ne le font pas?