La lettre de Eric Hobsbawm
Gelman
Eric Hobsbawm, Companion of Honour,
Fellow of the British Academy, Professor Emeritus,
Dr. h.c.c Universidad de la República
Lettre publiée dans le journal La República, Montevideo, le 27 octobre 1999

A son excellence,
Dr. Julio María Sanguinetti
Président de la République, Uruguay
Londres, le 22 octobre 1999

Votre excellence,

Permettez-moi de vous écrire tant en admirateur des traditions démocratiques de votre pays que, comme vous le savez, j'ai eu récemment la chance de visiter afin de recevoir le doctorat honoris causa de l'Université de la République. Peut-être vous rappellerez-vous l'occasion où j'ai la possibilité de rencontrer et d'apprécier le Dr. Bluth, secrétaire de la Présidence de la République.

Des amis de l'Uruguay ont signalé à mon attention l'affaire du poète argentin Juan Gelman, dont le fils et la belle-fille ont été assassinés durant les jours terribles de la «guerre sale» des régimes militaires des années 70. Cela fait plusieurs années qu'il recherche les traces de son petit-fils ou petite-fille, né ou née de sa belle-fille en captivité, qui a été vue pour la dernière fois à Montevideo fin décembre 1976, quand elle et son bébé sont partis pour une destination inconnue, escortés par des membres des Forces de Sécurité aujourd'hui identifiés. Monsieur Gelman et son épouse ont sollicité l'attention de votre bureau au sujet de cette affaire le 7 mai, et de nouveau quelques mois plus tard. Il attend toujours les résultats des enquêtes de votre gouvernement, que votre bureau a promis de lui communiquer.

Je comprends que l'on ne doive permettre que le passé, aussi terrible soit-il, ne s'interpose sur le chemin du présent. Pourtant, je crois que le destin des enfants nés de mères en captivité ne peut être laissé dans l'inconnu. Quel que soit le coupable de ce qui s'est passé durant les années de torture et d'assassinat, ces enfants étaient innocents. Si le bébé de María Claudia García Irureta Goyena de Gelman est vivant, lui ou elle a le droit de savoir ce qui s'est passé avec ses parents. Pour les grands-parents, qui ont aussi le droit de savoir, le petit-fils perdu est le lien avec le fils et la belle-fille morts. Dans le cas où l'enfant lui même serait mort ou aurait été assassiné, il faut le faire savoir. On dispose aujourd'hui d'éléments pour découvrir la vérité. Il ne peut y avoir une raison acceptable pour le silence.

J'ai vu la lettre que monsieur Gelman vous a écrite. J'appuie sa demande, pas parce qu'il est poète, l'un des plus importants de l'Amérique Latine, mais parce je suis convaincu que sa demande doit être répondue: que s'est-il passé avec l'enfant de la femme qui, enceinte de huit mois, a été enlevée le 24 août 1976 et a disparu dans l'inconnu avec son bébé fin décembre? Vous êtes le seul qui puisse donner une réponse définitive. Je vous demande très respectueusement de le faire.

Eric Hobsbawm