Une lettre de Sanguinetti à Gunter Grass
Sanguinetti
Lettre publiée dans le journal La República, Montevideo, le 29 janvier 2000

Monsieur Gunter Grass:

Je réponds à la lettre que vous m'avez adressée en compagnie de plusieurs autres intellectuels allemands, au sujet de l'effort pour retrouver un petit-fils du poète argentin Juan Gelman.

En ce sens, je me permets de souligner ici quelques faits qui contribuent à replacer cette situation dans la perspective correcte, spécialement si l'on prend en compte que l'on ne dispose pas toujours en Europe d'une abondante information sur l'histoire récente de nos pays.

Il y a 24 ans, quand se sont passés les faits au sujet desquels se mène l'enquête, l'Uruguay, l'Argentine, et beaucoup d'autres pays latino-américains étaient gouvernés par des dictatures. Celui qui vous écrit était alors proscrit dans ses droits politiques et avait l'interdiction d'exercer sa profession de journaliste.

Dans la mesure du possible, il a clairement milité en faveur du rétablissement de la démocratie, ce qui a été par la suite reconnu par le peuple uruguayen qui lui a confié la présidence, en 1984, du premier gouvernement qui a su mettre un terme à cette situation, a affronté ceux qui voulaient perpétuer le gouvernement «de facto», qui ont même commis un grave attentat contre son bureau dans le centre de Montevideo.

Les faits connus sur ce sujet sont que le fils et la belle-fille de Gelman ont été arrêtés en Argentine par des Argentins.

Le sort malheureux de son fils a pu être vérifié: il a été assassiné en Argentine.

De sa belle-fille, on sait qu'elle a été détenue dans un centre clandestin de détention de Buenos Aires, avec beaucoup d'autres victimes de ces années-là, avec parmi elles un groupe d'Uruguayens qui avaient été arrêtés dans le pays voisin.

Ces citoyens uruguayens, transférés clandestinement en Uruguay, ont été des rares détenus de ce «puits» qui ont survécu.

Juan Gelman, sur la base d'un témoignage qui n'a pu être encore corroboré par une autre source, parle de la possibilité de ce que sa belle-fille puisse avoir accompagné le groupe d'Uruguayens qui ont été transférés à Montevideo.

Le cas serait alors entièrement exceptionnel, parce que les transférés à Montevideo étaient tous Uruguayens. Et doublement exceptionnel, puisqu'en Uruguay, l'enlèvement d'un enfant né en captivité n'a jamais été dénoncé, alors que cette pratique qui était courante en Argentine.

Dans les faits, aucun enfant n'a disparu en territoire uruguayen, et les enfants de couples uruguayens qui ont perdu leur identité durant cette triste période ont tous été les victimes de faits qui se sont déroulés en Argentine.

Cet épisode apparaît donc comme exceptionnel dans l'histoire de la dictature uruguayenne, et par conséquent la justice civile a minutieusement enquêté et plusieurs des détenus clandestins qui ont été transférés depuis Buenos Aires ont reçu d'abondantes indemnisations économiques.

Ces actions de la justice ont permis de ramasser de nombreux témoignages de victimes et de témoins.

Lorsque j'ai reçu la demande de Gelman, j'ai ordonné — parmi de nombreuses autres actions — une minutieuse révision de tous ces antécédents judiciaires. En aucun d'entre eux ne sont apparus de nouveaux éléments de jugement qui apportennt un indice sur la présence de la belle-fille de Gelman en Uruguay. Ces faits pousseraient à écarter cette possibilité.

Pourtant, la recherche de nouvelles informations sur ce sujet s'est poursuivie.

Sachez que personne ne serait plus heureux que celui qui vous écrit — conducteur d'une sortie démocratique dans laquelle on a cherché à réparer tout ce qui était réparable parmi les dommages causés par le gouvernement «de facto» — dans le cas où le témoignage de l'un des protagonistes de ces événements douloureux permette de retrouver le petit-fils de Gelman ou de n'importe quel autre enfant disparu en Argentine.

Mais le pouvoir miraculeux de donner une réponse immédiate à la demande de l'écrivain n'est pas entre ses mains, ni en celles de quiconque, quand aucune nouvelle preuve n'apparaît et que les faits prouvés et connus se sont tous passés dnas un autre pays et ont eu pour participants des Argentins, et non des Uruguayens.

Vous comprendrez donc que la demande que vous me faites ne peut provoquer plus d'efforts que ceux qui ont déjà été faits et continuent de se faire pour essayer d'apporter la lumière sur cette affaire.

Et vous devriez aussi tenir en compte que cette demande peut confondre, parce qu'un lecteur distrait ou désinformé peut penser que Sanguinetti, un démocrate qui s'est opposé avec ténacité à la dictature, peut avoir une responsabilité dans l'affaire ou est insensible face à une telle atrocité. De cette façon, des gens respectables, avec les meilleurs intentions, finissent par se convertir en l'instrument d'une campagne politique et journalistique à l'intérieur de l'Uruguay et qui a eu à un moment d'immédiates finalités électorales et qui aujourd'hui se poursuit, avec des buts de plus longue haleine.

Sachez donc, que le Président démocratique de l'Uruguay a fait et continuera de faire tout ce qui est à sa portée pour apporter la lumière sur cette affaire.

Vous saluant avec attention,

Julio María Sanguinetti