Gelman et le bon sens
par Luis Bruschtein
Article publié dans le journal Página/12, Buenos Aires, le 5 avril 2000

La découverte de la petite-fille de Juan Gelman, que tout le monde a fêtée, a été une catastrophe pour l'ancien président uruguayen, Julio María Sanguinetti. L'homme n'a pas participé à l'énlèvement et l'assassinat de la belle-fille de Gelman, il a été interdit de travail pendant la dictature militaire dans son pays, il a gouverné avec les règles du jeu de la démocratie, et pourtant, ce triomphe de la vie et de la dignité humaine est devenue sa défaite la plus dure.

Jusqu'à un jour auparavant, pour un secteur de l'opinion publique, Sanguinetti apparaissait comme un politicien modéré, rationnel et tranquille. Selon ces paramètres, le poète se montrait, en revanche, comme irréfléch, provocateur ou irresponsable. Ces attitudes étaient «tolérées» par un Sanguinetti «compréhensif» devant un grand-père qui cherchait sa petite-fille.

Ensuite, il a été prouvé que tout n'était un feuilleton télévisé. En fait, l'enquête réalisée par Gelman pour arriver à sa petite-fille et celle qu'a faite l'actuel président Jorge Batlle ont démontré que les choses n'étaient pas si cachées, qu'il s'agissait en réalité d'un secret de polichinelle, que Sanguinetti ne pouvait pas ne pas connaître.

Mais un tel feuilleton ne peut se construire qu'à partir d'éléments qui sont sous-jacents dans la société, tant argentine qu'uruguayenne. Il s'agit de faire en sorte que sans qu'importe sa nature ou sa légitimité, toute demande qui pourrait altérer même dans une faible mesure le status quo, apparaisse comme irresponsable. En revanche, toute attitude qui défendrait cet «état de choses» apparaîtrait comme modérée et rationnelle.

Et aussi: toute demande, peu importe qu'elle soit juste ou injuste, faite dans une relation de forces défavorable doit être prise pour irréfléchie. On préfère supposer que, comme il n'assume pas l'impossibilité d'arriver à ses fins, celui qui fait cette demande est un provocateur ou un aigri, même s'il a raison. En revanche, ces problèmes posés par des facteurs de pouvoir établis sont acceptés comme rationnels, qu'ils le soient ou non.

On suppose, de plus, que le pouvoir ou la force sont responsables par définition. Ce qui peut être vrai ou pas. Mais sur l'installation de cette idée fausse et de les autres, on construit une espèce de «bon sens» dont s'approprie rapidement le jeu politique. Il s'agit d'un discours qui n'assume pas de risques et qui remplit d'un verbiage cotonneux une réalité qui est en soit dure et conflictuelle. Cet échaffaudage génère l'illusion que le dur et conflictuel est de changer cette réalité et fait que les gens, quand ils n'ont pas le soutien de l'un des facteurs de pouvoir, sentent que leurs propres demandes et désirs ne sont rien de plus que des illusions. Alors le discours du gouvernant peut s'emplir de macro-économie, de gouvernabilité et de raisons d'Etat, ce que chacun trouvera raisonnable quand bien même cela viendrait en contradiction avec ses propres besoins. Comme politicien qui s'est fait sur ce système d'idées, Sanguinetti a utilisé toute la batterie de lieux communs qui peuvent s'écouter chez beaucoup de politiciens. Il a essayé de faire en sorte que la question se pose de façon privée, et non publique, et il a promis des enquêtes qui n'ont pas eu lieu. Gelman a insisté et Sanguinetti a suggéré que l'écrivain faisait une «utilisation politique» d'une «situation personnelle pénible», et il a même fait allusion à l'ancien militantisme de Gelman comme si les idées politiques de toute nature pouvaient soustraire de la légitimité à la demande.

Cet odorat de politicien du sens commun a empêché Sanguinetti de voir que sa polémique si inégale avec Gelman était traversée par une situation limite qui ne s'accomodait pas aux règles du jeu des discussions politiques «normales». Et, heureusement, elle lui a explosé au visage. Il n'y a pas d'excuses, il n'y a pas d'explications. C'est un exemple pour d'autres politiciens. Il a choisi le chemin injuste mais plus commode et moins risqué, et cela ne lui a pas été bénéfique.

Chaque moment de la recherche de Gelman et sa fin humainement heureuse a détruit avec la minutie du chirurgien chacun de ces lieux communs. Les gens communs ont eu l'espoir qu'il retrouve sa petite-fille et maintenant, cette histoire où l'homme a pu plus que les systèmes fabriqués pour l'éteindre, rende l'espoir aux gens communs.