Lettre ouverte à mon petit-fils
par Juan Gelman
Juan Gelman

Cette lettre a été écrite par Juan Gelman en avril 1995, alors qu'il ne savait pas encore que son petit-fils avait pu naître en Uruguay. Il n'a appris cette réalité que fin 1998 et a entrepris ses démarches auprès du président uruguayen Julio María Sanguinetti en 1999.

Dans six mois, tu auras 19 ans. Tu dois être né un jour d’octobre 1976 dans un camp de concentration. Peu avant ou peu après ta naissance, le même mois de la même année, ton père a été assassiné d’une balle dans la nuque tirée à moins d’un demi-mètre de distance. Il était désarmé et c’est un commando militaire qui l’a assassiné, peut-être le même que celui qui l’a enlevé avec ta mère le 24 août à Buenos Aires et les ont conduits au camp de concentration Automotores Orletti qui fonctionnait en plein Floresta et que les militaires avaient baptisé « Le jardin ». Ton père s’appelait Marcelo. Ta mère, Claudia. Ils avaient tous les deux 20 ans, et toi, six mois dans le ventre maternel quand tout ceci est arrivé. Elle, il l’ont transférée — et toi en elle — alors qu’elle était sur le point d’accoucher. Elle doit t’avoir donné le jour toute seule, sous le regard d’un médecin complice de la dictature militaire. On t’a enlevé alors à elle et tu t’es retrouvé —comme c’était pratiquement toujours le cas— entre les mains d’un couple stérile au mari militaire ou policier, ou juge, ou journaliste ami de policier ou de militaire. Il y avait alors une sinistre liste d’attente pour chaque camp de concentration : ceux qui se trouvaient sur cette liste espéraient pouvoir garder le fils volé aux prisonnières qui accouchaient et qui, sauf exception, étaient assassinées immédiatement après. 12 années ont passé depuis que les militaires ont abandonné le gouvernement et rien ne se sait de ta mère. En revanche, dans un tambour de graisse de 200 litres, on a retrouvé les restes de ton père 13 ans plus tard. Il est enterré à La Tablada. Au moins, pour lui, nous savons.

Il me semble très étrange de te parler de mes enfants comme parents qu’ils n’ont pas été. Je ne sais pas si tu es un homme ou une femme. Je sais que tu es né. Le père Fiorello Cavalli, du Secrétariat d’Etat du Vatican me l’a assuré, en février 1978. Depuis lors, je me demande quel a pu être ton destin. Je suis assailli par des idées contradictoires. D’un côté, j’ai toujours trouvé répugnante l’idée que tu puisse appeler « papa » un militaire ou un policier qui t’a volé, ou un ami des assassins de ton père. D’un autre côté, j’ai toujours voulu que, quel que fût le foyer dans lequel tu t’es retrouvé, on t’y ait élevé et bien éduqué et qu’on t’y ait beaucoup aimé. Pourtant, je n’ai jamais cessé de penser que, même comme ça, il doit y avoir un trou ou une faille dans l’amour qu’ils ont eu pour toi, non pas tant parce que tes parents d’aujourd’hui ne sont pas tes parents biologiques — comme on dit —, mais parce qu’ils doivent bien avoir une certaine conscience de ton histoire et de comment ils se sont emparés de ton histoire et l’ont falsifiée. J’imagine qu’ils t’ont beaucoup menti.

J’ai aussi pensé durant toutes ces années à ce que je ferais si je te retrouvais : t’arracher au foyer que tu as ou parler avec tes parents adoptifs pour établir un accord qui me permettrait de te voir et de t’accompagner, toujours en partant de la base que tu saurais qui tu es et d’où tu viens. Le dilemne se réitérait chaque fois — et il y en a eu plusieurs — qu’il y avait une possibilité que les Grands-Mères de la Place de Mai t’ai retrouvé. Elle se réitérait de manière différente, selon ton âge à chaque moment. J’était préoccupé par le fait que tu sois trop petit ou petite — parce que pas suffisamment petit ou petite — pour comprendre ce qui s’était passé. Pour comprendre que tes parents n’étaient pas ceux que croyais tes parents et que tu aimais peut-être comme on aime des parents. J’étais préoccupé par le fait que tu puisses ainsi souffrir une double blessure, une sorte de coup de hache dans le tissu de ta subjectivité en formation. Mais maitenant, tu es grand. Tu peux apprendre qui tu es et décider ensuite quoi faire de ce que tu as été. Les Grands-Mères sont là, avec leur base de données sanguines qui permettent de déterminer avec une précision scientifique l’origine des enfants de disparus. Ton origine.

Tu as maintenant presque l’âge de tes parents quand ils ont été tués et tu seras bientôt plus vieux qu’eux. Ils auront 20 ans pour toujours. Ils rêvaient beaucoup de toi et d’un monde plus habitable pour toi. J’aimerais te parler d’eux et que tu me parles de toi. Pour reconnaître mon fils en toi et pour que tu reconnaisses en moi ce que j’ai de ton père : nous sommes tous les deux orphelins de lui. Pour réparer d’une certaine façon cette coupure brutale ou ce silence que la dictature militaire a perpétré dans la chair de ma famille. Pour te donner ton histoire, pas pour t’écarter de ce tu ne voudrais pas t’écarter. Tu es déjà grand, je l’ai dit.

Les rêves de Marcelo et Claudia ne se sont pas encore accomplis. Sauf toi, qui es né et qui te trouves qui sait où et qui sait avec qui. Tu as peut-être les yeux gris-verts de mon fils ou les yeux châtains de sa femme, qui possédaient une lueur très spéciale et tendre et coquine. Qui sait comment tu peux être si tu es homme. Qui sait comment tu peux être si tu es femme. Au mieux, tu peux sortir de ce mystère pour entrer dans un autre : celui de la rencontre avec un grand-père qui t’attend.

12 avril 1995

PS : Automotores Orletti, comme c’est déjà notoire, était le centre del’Opération Condor en Argentine. Il y a eu là un traffic de femmes enceintes et d’enfants enlevés para les forces de sécurité des dictatures militaires du Cône Sud. Là ont œuvré des tortionnaires uruguayens. Mon petit-fils ou petite-fille, est-il né dans un centre clandestin de détention en Uruguay?

Le 5 décembre 1998