Une lettre d'Oscar Niemeyer
Niemeyer
Lettre publiée dans le journal La República, Montevideo, le 17 février 2000

Río de Janeiro, le 5 février 2000

Son Excellence Monsieur le Président de la République Orientale de l'Uruguay

Dr. Julio María Sanguinetti

Monsieur le Président,

Tout au long de ma vie, j'ai pu accompagner à diverses occasions les démonstrations d'intégrité et de fermeté de personnes qui affrontaient des circonstances graves. J'ai pourtant rarement connu des événements d'une intensité comparable à l'histoire que vit, depuis vingt-quatre ans, le poète argentin Juan Gelman.

J'accompagne la lutte de Gelman pour connaître le sort du petit garçon ou de la petite fille qui est né(e) après l'enlèvement de son fils Marcelo Ariel, assassiné par la dictature militaire argentine, et de sa compagne, María Claudia. J'imagine l'effort et l'énergié déployés par le poète pour reconstruire le calvaire de María Claudia, emmenée clandestinement de Buenos Aires à un cachot à Montevideo, d'où elle a été conduite à l'Hôpital Militaire pour donner le jour à un petit garçon ou à une petite fille dont on a perdu la trace. Lors de ses recherches, Juan Gelman a identifié plusieurs de ceux qui sont mêlés à cette histoire: tous militaires, tous uruguayens. Les noms se trouvent dans la lettre qu'il vous a envoyée, Monsieur le Président. Il vous a demandé de l'aide et il vous a demandé la chose la plus élémentaire: la justice.

Il reste peu de temps avant que ne s'achève votre seconde période présidentielle. Mais ce temps si court suffit pour que vous puissiez ordonner une enquête définitive, ample et radicale de cette affaire.

Ce serait la meilleure manière de préserver l'image de votre pays; l'image d'un Uruguay démocratique et respectueux des droits humains.

Garantir une enquête sérieuse, honnête et responsable est entre vos mains, Monsieur le Président. Après avoir effectué, selon vos propres mots, une “enquête discrète” en 1999, vous avez ordonné à la justice militaire d'interroger six des militaires qui ont d'une manière ou d'une autre participé à la détention illégale en Uruguay, et à la disparition, de la belle-fille de Juan Gelman et de l'enfant né en captivité.

Je veux sincèrement croire que vous engagerez votre parole, votre intégrité et votre propre biographie morale pour que soit effectuée une enquête juste, sérieuse et impartiale, qui ne serve pas de subterfuge pour masquer ceux qui ont participé à cette histoire de barbarie.

En tant que Président de la République, vous êtes la plus haute autorité de l'Uruguay. Vous êstes le commandant suprême des forces armées: cette prérogative constitutionnelle fait partie de la charge pour laquelle vous avez été élu deux fois. Et elle fait aussi partie de votre biographie.

Ainsi, Monsieur le Président, il ne reste à l'opinion publique qu'à espérer que vous assumerez la ferme détermination d'entreprendre tous les efforts légaux pour que l'on découvre l'endroit où se trouve la petite-fille ou le petit-fils de Juan Gelman. Et il ne vous reste plus qu'à honorer la charge à laquelle vous avez été élevé par la volonté populaire des Uruguayens.

J'ai la certitude que vous saurez agir avec la grandeur d'un homme intègre. Le poète, malgré son immense souffrance, peut peut-être attendre encore un peu pour retrouver sa petite-fille ou son petit-fils. En tant que Président de la République, vous avez un délai bien moindre: il vous reste exactement les jours qui vous séparent de la remise – sans tache – de votre charge à votre successeur.

Je ne vous souhaite pas bonne chance dans cette entreprise, Monsieur le Président, parce que ce n'est pas de chance que vous avez besoin. Ce dont vous avez besoin, c'est de la capacité de décider. Et vous saurez sûrement démontrer cette capacité, en agissant avec la responsabilité et l'honneur que l'on attend d'un dirigeant qui se fait respecter.

Respectueusement,

Oscar Niemeyer