Réponse de Juan Gelman au président Sanguinetti
Gelman
Cettte «lettre» de Juan Gelman est en fait un article qui a été publié le 28 février 2000 dans le journal La República, à Montevideo. Il est en quelque sorte une réponse à une interview de Sanguinetti dans lequel ce dernier affirmait que Juan Gelman était un «anti-démocratique» et que lui-même, docteur Julio María Sanguinetti, président de la République, était un lutteur pour la démocratie.

Le 27 février, le Département d'Etat des Etats-Unis a condamné le gouvernement du docteur Sanguinetti. «Le gouvernement, a-t-il signalé, continue de désobéir à une norme de 1992 de la Commission Interaméricaine de Droits de l'Homme, réaffirmée en octobre 1997, qui conclue que la Loi d'Amnistie de 1986 (la dite Loi de Caducité) était incompatible avc la Convention Américaine des Droits de l'Homme et qui recommande d'enquêter sur les disparitions et d'indemniser les familles des victimes.» Même si la Loi d'Amnistie oblige è enquêter sur le sort des détenus-disparus, les trois administrations depuis le retour à la démocratie se sont refusé à ouvrir des enquêtes officielles. La seule exception a été un consultation non publique menée par un procureur militaire et qui n'a rien révélé. Dans l'interview qu'il a accordée à la radio "El Espectador" le même jour, monsieur le Président a déclaré que la Loi de Caducité «a été une loi sage, bénéfique, qui est historiquement reconnue dans le monde entier comme un pas important, qui a été une contribution fondamentale à la paix du pays». Pourquoi le Département d'Etat critique-t-il? Pour la quatrième fois consécutive? Aurait-il un passé communiste, montonero et maoïste? Parce que le docteur Julio María Sanguinetti est «un lutteur pour la démocratie», a-t-il dit de lui même pendant l'interview.

Eleuterio Fernández Huidobro, actuellement sénateur, a rappelé il y a peu dans le journal LA REPUBLICA que «notre actuel Président a été dénoncé par le principal leader du Parti Démocrate Chrétien de l'Uruguay, l'aujourd'hui décédé Juan Pablo Terra, et tout cela a été publié, comme intimement lié à l'action criminelle (disparitions, assassinats, attentats, tortures, etc.) de l'Escadron de la Mort qui, entre autres atrocités, avait perpétré avant 1973, la disparition forcçee des jeunes cités auparavant (Abel Ayala et Héctor Castagnetto) et les assassinats de Ibero Gutiérrez et Ramos Filipini (deux tragiques commencements de ce qui devait être une longue série dans le Río de la Plata). Sanguinetti, alors interpelé par Terra, s'était compromis à adoucir l'action de Escadrons en question. Incroyablement, il a accompli sa promesse pendant quelques semaines, ce qui prouvait qu'il pouvait l'ordonner. Terra l'a dénoncé et son cri continue de résonner.»
Le défunt leader démocrate chrétien aurait-il eu par hasard un passé communiste, montonero et maoïste? Parce que monsieur le Président, docteur Julio María Sanguinetti, est un lutteur pour la démocratie.

Dans l'interview mentionnée plus haut, monsieur le Président a dit que j'ai soutenu «avec ferveur, d'une façon absolue et sans appel, en avril de l'année dernière, que sa belle-fille enceinte avait disparu à Buenos Aires, et a accusé le général Cabanillas d'en être le responsable. Un mois plus tard, il a donné une autre version et a dit en réalité que cela s'était passé en Uruguay». Effectivement, dans une lettre ouverte au lieutenant général Martín Balza —et aussi bien avant—, j'ai affirmé que mon fils et ma belle-fille avaient été enlevés à Buenos Aires le 24 août 1976 et avaient été emmenés au centre clandestin de détention «Automotores Orletti», et j'ai prouvé la responsabilité qui retombait sur celui qui était alors le capitaine Cabanillas, deuxième chef de la hiérarchie militaire de commandement de Orletti, ainsi que sur tout le personnel qui opérait dans ce centre. Ils sont aussi responsables des faits suivants: la remise de ma belle-fille enceinte aux membres de forces de sécurité uruguayennes qui opéraient à Orletti, qui l'ont transférée clandestinement à Montevideo et l'ont internée dans le local du SID de Boulevard Artigas et Palmar, qui l'ont emmenée à l'Hôpital Militaire de Montevideo pour l'accouchement et qui l'ont retirée de ce local avec son bébé dans un panier fin décembre 1976 pour une destination inconnue. Et il n'y a pas deux versions différentes: il s'agit de la même personne, ma belle-fille, disparue deux fois, une fois à Buenos Aires, postérieurement à Montevideo, avec en plus un bébé dans ce dernier cas.

Peut-être que monsieur le Président ne se souvient pas du mémorandum que je lui ai fait parvenir à la demande du docteur Elías Bluth et dans lequel tout ceci est raconté, et dont il a dit que «pas un mot n'était de trop, pas un mot ne manquait», selon le docteur Bluth. Il y avait peut-être dans cette affirmation de monsieur le Président, et dausn une autre encore plus confuse dans la même interview, le propos diffusé par le journal «El Observador», qui affirmait que j'avais donné deux versions différentes au sujet du lieu de naissance de ma petite-fille ou petit-fils: le 4 avril, j'aurais dit Orletti dans la lettre adressée au général Balza, le 7 mai à l'Hôpital Militaire de Montevideo durant l'entrevue avec le docteur Bluth. En laissant de côté le fait évident qu'un mois plus tard, il est possible de savoir plus de choses qu'un mois auparavant, je suppose que les conseillers de monsieur le Président n'ont pas bien lu la lettre ouverte que j'ai adressée au général Balza, alors chef de l'Armée argentine. Nulle part dans cette lettre, et nulle part ailleurs, je n'ai dit que ma petite-fille ou petit fils avait disparu à Buenos Aires. En revanche, au pied d'une «Lettre ouverte à mon petit fils» que l'hebdomadaire «Brecha» a publiée, il est possible de lire le post-scriptum suivant: «Automotores Orletti, comme c’est déjà notoire, était le centre de l’Opération Condor en Argentine. Il y a eu là un traffic de femmes enceintes et d’enfants enlevés para les forces de sécurité des dictatures militaires du Cône Sud. Là ont œuvré des tortionnaires uruguayens. Mon petit-fils ou petite-fille, est-il né dans un centre clandestin de détention en Uruguay?». La lettre et le post-scrptum ont été publiés en Uruguay le 5 décembre 1998. Est-il possible que les conseillers de monsieur le Président l'aient induit en erreur? Y-aurait-il parmi eux quelqu'un avec un passé communiste, montonero et maoïste? Parce que le docteur Julio María Sanguinetti est un lutteur pour la démocratie.

Les références de monsieur le Président à mon passé politique me rappellent le tero, oiseau prévoyant qui pour défendre sa progéniture, pond l'œuf d'un côté et crie de l'autre. Le cri, dans ce cas, est déjà connu. Dans l'œuf s'entassent les humeurs de la dissimulationde deux crimes aberrants: la disparition de ma belle-fille, probablement exécutée —par des militaires uruguayens?— en Uruguay pour lui arracher son bébé; la remise entre des mains étrangères à ma famille du bébé né en captivité, à qui on a arraché la filiation, en plus de sa mère. Ce bébé serait-il né avec un passé communiste, montonero et maoïstes? Parce que monsieur le Président est un lutteur pour la démocratie.

Au risque de fatiguer le lecteur, je ne dois pas oublier les inconsistances manifestes des éventuelles enquêtes successives ordonnées par monsieur le Président —«discrète», dit-il en réponse à ma première lettre ouverte, «minutieuse», dans une lettre au Prix Nobel Günter Grass datée de deux mois plus tard— destinées à revoir les dossiers judiciaires et ceux de la Commission d'Enquête du Parlement au sujet de cette affaire.

Même si la présence d'une femme enceinte captive dans le SID figure dans les documents de la Commission (Nº 4 du 9-5-8, Nº 22 du 14-8-85), dans des dossiers du Tribunal de 2ème Tour à la charge du docteur Arriague Saccone, ainsi que dans les déclarations répétées de citoyens et de citoyennes uruguayens transférés clandestinement d'Orletti au local du SID, les vérifications du docteur Julio María Sanguinetti n'ont pas trouvé d'éléments qui puissent appuyer ma plainte. Il est vrai que monsieur le Président a déclará à de nombreuses reprises qu'aucune naissance d'enfant en captivité ne s'est produite en Uruguay. Et monsieur le Président est un lutteur pour la démocratie.

Juan Gelman