UN EXPLOIT DE NORBERT TREBRON

Je me présente : Norbert Trebron, détective privé, serviteur des intérêts du public, de mon public, s'entend, il n'est nul besoin de le préciser.

Mercredi quinze juillet, lever du jour : je bois mon cinquième whisky, pour intensifier mon intrépidité renommée. Le temps est torride, et le ciel est très bleu, point de cyclone en vue. Gertrude, chère sœur Gertrude, ne vois-tu rien venir ? Je ne vois que le chemin qui poudroie et l'herbe qui verdoie. On percute mon loquet, celui d'une porte en verre comme celle d'Humphrey, mon héros préféré. Le verre brisé, je peux voir mon interlocuteur, petit et fier, qui entre chez moi. Il est petit, je viens de le dire, imberbe et cheveux blonds, pour ce qui est de son système pileux, les yeux bleus, vêtu d'une redingote dix-neuvième siècle. Homme du monde, c'est évident, je le juge sur son port noble, il vient des sphères supérieures, qui nous gouvernent, nous bernent, nous leurrent, nous trompent et nous mènent en pirogue. Il pleure, il est triste, infortuné, en dépit de son fric qu'il expose sous forme de rubis et de perles sur tous ses doigts. Il me tend un bristol ; j'y lis « Pierre-Henry Bonzigue de Vinci ». Il jure et promet qu'il descend en droite ligne de Léo le peinturlureur, sculpteur et inventeur. Il en répond et le soutient, et ne démontre point que son illustre prédécesseur est bien le dit Vinci.

Il pleure toujours et il s'écrie : « Il s'est débiné, s'est éclipsé, je ne peux dire où. L'histoire est révolue, le futur compromis. Vous devez le retrouver : c'est votre métier. Je suis votre public et vous êtes le serviteur de mes intérêts. C'est du moins ce que dit votre publicité. » « Effectivement, réponds-je, je veux simplement que vous me dévoiliez qui il est pour me mettre en route et le pister. » Il me l'explique. Dieu, en qui je ne crois point, ce que le turbin peut être compliqué de temps en temps !

Où commencer ? Il est midi. Je téléphone chez mon indic, un de ces êtres ignobles qui, contre le versement de quelques pièces, et surtout de quelques billets, vous offrent leur femme, leur sœur, leur fille, et même leur chien, si c'est ce que vous préférez. Rien chez lui, point de renseignements dont je puisse me délecter, me réjouir et me nourrir. Juste un conseil, me rendre en une contrée où il (le déserteur perdu) est très connu.

Je prends un billet et je m'envole moi itou, comme l'insoumis présumé. Une différence tout de même, personne ne me recherche. Je croise une frontière, celle des Pyrénées. On me dépose ici, où je me trouve en ce moment même où vous me lisez, cher lecteur, désireux de vous informer des suites des événements. C'est du moins ce que j'espère, en mon très profond intérieur. Je ne désire que vous conter ces miens exploits, et surtout ne point vous ennuyer.

Jeudi seize juillet : mon chemin me porte vers Tolède, le chef-lieu des épées, où je dois rencontrer un vieux gourou Ibère qui doit pouvoir dénicher pour moi l'endroit où se dissimule l'immonde et perfide impur qui fuit toujours plus loin, tout du moins je suppose. Ici, point d'électricité : le directeur de conscience déteste le progrès. Cochon, immonde, morveux, négligé, pouilleux et visqueux, le philosophe en guenilles, du fond de son refuge, me hurle (il est sourdingue) : « ¡ Se fue, se voló ! No puede ser. Y no veo dónde ni cómo ni por qué. » Pour toi, lecteur inexpérimenté, ingénu, non initié, qui n'entend point l'idiome de Don Quichotte, je puis interpréter : «Il s'est enfui, s'est envolé ! C'est impossible. Et je ne vois ni où, ni comment, ni pourquoi.» Objectivement, il est de bon ton de convenir que nous sommes en présence d'un bouleversement historique en péninsule ibérique. Je me perds en conjectures. Les services secrets du coin veulent mes renseignements. Ils me tourmentent de questions, me persécutent et me molestent, me cognent et me heurtent. Je ne dis rien, je ne peux rien confesser ; je progresse comme eux, ni plus vite ni plus lentement. Heureusement, je leur prouve prestement de quoi il en retourne. Ils me libèrent et m'enjoignent de quitter le territoire tout de suite. On m'expulse : je rentre chez moi.

Vendredi dix-sept juillet : cette nuit, une prostituée, qui me loue ses services, me montre ses poils pubiens et me dit : « Tu vois bien Norbert, que sous cette forme, il est toujours présent. » Je lui réponds : « Sous tes poils ou sur une poêle, ce ne sont que des substituts. Retourne te coucher, je veux pouvoir penser. » Le désespoir me cerne, il est midi sonné. Je me rends chez Bonzigue. Le logis et celui qui y vit sont identiques en ce qui concerne le prestige olympien, et je pense en moi-même qu'une belle demeure ne peut que confirmer mon impression première sur l'homme lugubre et soucieux qui est mon employeur. Pierre Henry me reçoit, visiblement inquiet. Je ne veux point reprendre, ô lecteur, une description oiseuse. Il est toujours le même, en un peu plus brisé, déprimé, écœuré. Il me presse de questions et je le désillusionne. Point de piste nouvelle et je ne vois plus où chercher. Il pleure, crie, hurle et trépigne et verse le contenu d'une louche sur une moquette de soie. En plein centre des œufs noirs qui crottent le dessus de sol, je le vois qui se démène, l'impénitent fugueur ; il ne s'est point enfui, seulement presque noyé, et est sur le point d'être digéré. Le proprio des lieux met le nez dessus, redouble de pleurs, de joie cette fois-ci. Pour finir et me congédier, Bonzigue de Vinci s'écrie : « Te revoici enfin, mon A ! »

Novembre 1993