— Je vous déclare unis par les liens sacrés du mariage.

Le prêtre regarda de ses yeux chafouins le couple agenouillé devant lui. Puis il esquissa un sourire narquois et fit un léger geste de la main en direction de ses deux sacristains, qui se précipitèrent sur les jeunes mariés, et entreprirent de les attacher l'un à l'autre avec des menottes serties de broderies, mais qui n'en étaient pas moins des menottes de bel et bon acier. La jeune femme s'évanouit et le mari chercha à se débattre, mais il était déjà trop tard.

— Mais qu'est-ce que c'est que ce cirque ? implora-t-il.

Le prêtre leur fit signe de les suivre et se dirigea rapidement vers une porte à gauche de l'autel. L'un des sacristains aida le jeune homme à transporter son épouse, pendant que l'autre leur maintenait la porte ouverte. Ils entrèrent tous dans une petite pièce. Le serviteur de Dieu était déjà assis dans un confortable fauteuil, et ses deux assistants aidèrent le couple à s'accommoder sur deux chaises. Puis il firent respirer des vapeurs d'ammoniac concentré à la mariée qui s'éveilla aussitôt en changeant de couleur.

Après un instant de réflexion, durant lequel un ange du paradis sembla lui communiquer des renseignements de dernière minute, le prêtre poussa un profond soupir. Les mariés gardaient un silence respectueux et craintif : le plus petit des sacristains mesurait au moins un mètre quatre-vingt dix, et ses muscles saillants lui donnaient plus l'air d'un Hercule païen que d'un disciple de l'ascète galiléen. Comme l'ecclésiastique ne paraissait pas avoir envie de poursuivre son discours plus avant, le jeune homme répéta sa question :

— Mais qu'est-ce que c'est que ce cirque ?

Les yeux du ministre du culte se révulsèrent dans leurs orbites, et il ressembla pendant un instant à un jackpot en folie qui aurait perdu sa troisième roue. Puis les yeux reprirent leur place normale. « Bingo, pensa le jeune homme, j'ai gagné quelque chose ? » La voix rauque du prêtre vint alors empêcher le jeune couple d'essayer d'avoir l'idée de tenter de s'échapper.

— J'ose espérer que vous n'avez répété votre question que pour que votre désormais fidèle épouse puisse l'entendre. Les femmes sont de petites natures, et j'ai la chance extraordinaire d'avoir le devoir de ne pas m'en approcher.

Ses yeux frisaient l'extase, l'ange était encore là. Le regard du prêtre fixa alors un exemplaire de la Sainte Bible, et il se trouva par un hasard extraordinaire que la poitrine de la jeune femme se trouvait sur la trajectoire. Le prêtre reprit alors la parole, le visage légèrement empourpré, regardant toujours le Livre Divin comme pour mieux s'en imprégner.

— Vous avez posé votre question deux fois, et je vais donc y répondre deux fois. A la première, non ce n'est pas un cirque mais une nef d'église, de maison de Dieu, que le Seigneur vous pardonne, blasphémateur ! A la deuxième, non ce n'est pas un cirque, mais une antichambre de nef d'église, où j'avais coutume de garder les Saintes Vierges en plâtre pour la vente annuelle de la kermesse paroissiale, comme en témoignent ces traces sur le plancher. Mais j'ai dû réformer l'endroit et le transformer en salle d'explication de la cérémonie à laquelle vous venez de participer.

Le père fit une pause, conscient de l'intérêt qu'il venait de provoquer chez ses deux interlocuteurs. Avec un peu de chance, il arriverait peut-être même à leur vendre une Sainte Vierge en plâtre. Par contre, les deux mastodontes que l'évêché lui avait dépêchés, semblaient ne pas comprendre de quoi il en retournait. Ils fixaient en fait tous deux l'aéroport de Mouche-International qui ornait le crâne de l'ecclésiastique et philosophaient sur la valeur de la vie d'un homme, fusse-t-elle consacrée au service du Seigneur.

— Ce n'est donc pas un cirque, reprit le prêtre, mais je vous pardonne votre péché, que je veux bien croire provoqué par la surprise de l'instant. Dans le deuxième cas, remarquez, l'effet de surprise devait être passé, mais la faute était moins grande, car il s'agissait seulement de l'antichambre et non de la nef. Vous ne me réciterez donc que trois pater pour la nef et quinze Ave Maria pour l'antichambre, puisque c'est la pièce où j'avais coutume de garder les Saintes Vierges en plâtre pour la vente annuelle de la kermesse paroissiale. Remarquez que la kermesse aussi est annuelle. Mais je ne sais pas si l'on pourrait qualifier la vente de paroissiale. Toujours est-il que si vous décidez d'acheter une Sainte Vierge en plâtre (une de celles qui sont normalement prévues pour la vente annuelle de la kermesse paroissiale), votre peine sera commuée de moitié, en ce qui concerne la deuxième partie de cette peine. Pour la nef je ne peux rien faire. Et rendez-vous compte que vous pourrez ornementer agréablement votre salle à manger !

Et il ajouta intérieurement « et faire de la publicité à bon marché pour la vente annuelle de la kermesse paroissiale » . Les deux jeunes gens ne remuèrent pas ; ils semblaient pétrifiés. « Bande d'ingrats ! » , pensa le prêtre, et il reprit son discours.

— Vous vous demandez certainement pourquoi nous vous avons passé les menottes. Et je vais vous répondre immédiatement. En fait non, je ne vais pas vous répondre, parce que vous ne l'avez pas vraiment demandé, à moins que vous ne parliez au moyen d'ultra-sons. Je ne vous répondrai donc pas, je n'ai pas entendu de question intelligible et je ne suis pas un chien, mais je vais vous le dire quand même, afin de vous sortir de l'ignorance crasse qui vous caractérise. Je descend en effet d'une longue lignée d'évangélisateurs, et mon fils lui-même est missionnaire au Brésil. Mais je ne vous ennuierai pas plus avant avec mes affaires de famille. Je me contenterai de vous fournir l'information que vous n'avez pas demandé, mais que vous auriez dû demander, bande d'analphabètes éhontés.

Le prêtre reprit son souffle. Il savait que sa tâche ne serait pas facile.

— Notre Très Sainte Mère l'Eglise a pu remarquer...

Le père s'interrompit à nouveau, et parut réfléchir un instant.

— Ce n'est pas véritablement Notre Très Sainte Mère l'Eglise qui l'a remarqué, ce sont en fait plusieurs chercheurs et archevêques travaillant au Vatican, il y avait aussi, je crois deux curés de deuxième classe et un évêque de troisième catégorie. Mais cela fait tellement de monde que je ne peux pas tous les citer et je les englobe donc dans ce qu'il est coutume d'appeler Notre Très Sainte Mère l'Eglise, dont toutes les personnes dont j'ai parlé auparavant sont les têtes pensantes. Il a donc été remarqué que les couples ne respectaient pas vraiment les liens sacrés du mariage. Notre Très Saint Père Jean-Paul Pie Deux-et-Deux-Font-Cinq a donc décidé de réagir.

Le visage du prêtre s'illumina d'un sourire rayonnant.

— Je savais qu'il en était capable. Ils disaient tous que c'était un mou, mais il leur a vraiment prouvé le contraire... Bref, il a émis une encyclique pour mettre un terme à cette dérive des mœurs. Et ce que vous venez de vivre est le résultat de cette encyclique. Il a été décidé par le Très Saint Père que les liens sacrés du mariage n'avaient aucune raison de n'être que spirituels, et pouvaient fort bien être renforcés par des liens plus matériels.

L'ecclésiastique s'accorda une nouvelle pause. Ses yeux ne cherchaient plus le Livre Sacré mais la fiole de Sang du Christ. Ses péroraisons lui avaient donné soif. Ne la trouvant pas, il se remit à parler, espérant pouvoir en finir au plus vite.

— Passons maintenant aux modalités pratiques. Les menottes sont consacrées, et les clefs sont au Vatican, qui est seul apte à annuler le mariage. Je vous rappelle que les mariages ne sont annulés que dans des cas bien précis, comme la polygamie. Et que de toutes façons, il faut bien plusieurs années de démarches pour arriver à casser quoi que ce soit. Il est vrai, je dois l'avouer, que vous pourriez casser les menottes en quelques heures à peine, mais si jamais il vous prenait l'envie d'essayer, sachez que ces menottes bénéficient du dernier cri en ce qui concerne la technique moderne et que le programme intégré réagirait violemment : les menottes exploseraient en vous arrachant au moins un bras à chacun et en vous laissant de profondes brûlures ; n'oubliez jamais que vous êtes sur cette Terre pour être mortifiés. Enfin, et afin de contrôler votre degré d'abstinence, vous ne pourrez avec vos menottes vous mettre en position de copulation qu'une fois par mois, à la seule fin de procréer, et dans l'obscurité la plus totale. Sans quoi la peine encourue serait celle que je viens de vous citer. Il aurait fallu vous les faire payer si on avait voulu qu'elles puissent infliger un deuxième châtiment. Allez en paix, mes enfants, et sortez par la petite porte, j'ai d'autres couples à marier.

Le premier sacristain conduisit le couple jusqu'à la porte et le prêtre observa les deux jeunes mariés qui s'éloignaient la mine défaite, sans oser se regarder. C'était le troisième couple qu'il unissait selon les nouvelles modalités et il était évident que la nouvelle allait bien finir par s'ébruiter. Le Très Saint Père Jean-Paul Pie Deux-Et-Deux-Font-Cinq aurait bientôt cent cinquante trois ans et était de loin le plus vieux pape que la chrétienté avait jamais connu. Certains murmuraient qu'il n'avait plus toutes ses facultés. Le prêtre se demanda alors si les nouvelles mesures allaient vraiment être aussi efficaces que le Souverain Pontife l'affirmait dans la lutte contre la crise de la moralité et de l'institution du mariage. Puis il alla s'occuper du ménage suivant.