Le retour du Quetzal
(pièce de théâtre - extrait)
Avertissement: En 1492, Christophe Colomb a découvert l’Amérique. C’est ce que l’on a cru pendant longtemps, sans jamais tenir compte que plusieurs millions d’hommes l’avaient découverte bien avant lui, sans doute en des temps lointains où l’écriture n’existait pas encore. En 1992, pour le cinq centième anniversaire de la «découverte», certains ont voulu faire semblant de faire plaisir aux peuples indigènes (ou à ce qu’il en reste), en la rebaptisant le temps d’une exposition «Rencontre de deux mondes». En fait de rencontre, il se serait plutôt agi d’une sorte de télescopage entre un tank puissamment armé et une bicyclette. La peinture du tank a pu être éraflée parfois, mais la bicyclette a eu plus de mal à s’en sortir. Lors des «contrafestejos» en Amérique Latine, il était proclamé que s’il est vrai que l’on peut difficilement revenir en arrière, il est tout de même immoral de fêter le début d’un génocide. Ces contrafestejos avaient lieu le 11 octobre 1992, cinq centième anniversaire du dernier jour de liberté de l’Amérique. L'extrait présenté ici est une scène de l'acte I de la pièce. Huascar, roi indien et Yamandú, grand prêtre, papotent un peu avec leur Dieu, le Soleil. Les Espagnols n'ont pas encore fait leur apparition, mais on les attend... sans savoir ce qui nous attend...
Scène 4
(Huascar — Yamandú — Soleil)
Soleil : On parle de moi ?

Huascar et Yamandú se jettent à terre, font trois ou quatre pompes (Pas plus, les acteurs ne sont pas dans l’armée) et s’écroulent face contre le sol.

Soleil : Vous avez perdu quelque chose ?

Huascar et Yamandú se relèvent, s’époussettent un peu, et regardent en direction du Soleil en utilisant leur main (droite ou gauche) comme une visière.

Huascar :

Non, non, nous n’avons rien perdu, ô Soleil, Créateur de toutes choses. Qu’est-ce qui peut bien te faire croire une chose pareille ?

Soleil :

Je ne sais pas, vous aviez l’air de vous trémousser de bien curieuse façon, à même le sol.

Yamandú :

Ne nous en tiens pas rigueur, ô Soleil. Nous étions en train de tester une nouvelle pratique rituelle, afin de mieux te rendre hommage.

Soleil :

Ouais, ouais, mon pote. Et bien, écoute : si j’ai besoin de nouveaux types d’hommages, je vous le ferai savoir. Pour le moment, vous voudrez bien vous en tenir aux prières habituelles et aux sacrifices. Un truc qui serait d’ailleurs pas mal, ce serait de les rendre un peu plus fréquents : j’aime bien le spectacle.

Huascar : Justement, je venais de donner des ordres à ce sujet.
Yamandú :

Attention, je ne suis pas un simple sujet, je suis tout de même le grand prêtre. Tes fonctions indiquent clairement que tu dois me consulter lorsque de grands problèmes surgissent, et pas seulement me donner des ordres.

Huascar :

Mais enfin, je ne faisais que parler du sujet de conversation, pas de l’un de mes sujets, membre de mon peuple.

Yamandú : Pardonne-moi, je ne t’avais pas compris.
Soleil : Et bien dites donc, on n’est pas sorti de l’auberge avec des guignols comme vous.
Huascar : On n’est pas sortis de quoi ?
Yamandú : Avec des quoi comme nous ?
Soleil :

Rien, rien, ce ne sont que des expressions, qui viennent de votre futur, ou plutôt du futur des étrangers, parce que le vôtre, je le vois plutôt mal barré.

Huascar : Tes propos sont bien inquiétants, ô Soleil.
Soleil :

Ah, la la ! Mon pauvre vieux. C’est fou ce que les choses peuvent évoluer quand on n’y prête pas attention. On cause, on cause, on s’prélasse, on admire les sacrifices, et boum, de l’autre côté, ils avancent de mille ans. Pas dans tous les domaines, remarquez. Ils croient toujours que je tourne autour de la Terre, même si certains d’entre eux commencent à avoir des doutes. Et puis, leurs sacrifices à eux, ils sont tout riquiqui. Un seul bonhomme par bûcher. Et même pas en mon honneur. Par contre, en ce qui concerne la guerre, alors là, ça cartonne. Ils savent se battre, les types. Vraiment je vous vois très mal barrés.

(Instants de silence)

Soleil :

Eh, oh ! On s’réveille, là dedans. J’allais dire « Debout les morts », mais vous êtes encore vivants. En sursis, comme qui dirait. Mais je plaisante. Vous n’avez pas encore perdu. Après tout, ce ne sont que des humains.

Yamandú :

Formidable. Voilà au moins un point d’éclairci. Mais est-il vrai qu’ils ont des carapaces comme le tatou ?

Soleil :

C’est une sorte de vêtement en métal. Ils appellent ça une armure. Tous n’en ont pas mais leurs guerriers se protègent avec. C’est assez lourd et inesthétique.

Huascar :

Mais ça doit les gêner pour se battre. Nous ne ferons d’eux qu’une bouchée.

Soleil :

Oh là, mec ! Détrompe-toi. Nibe ! Peau de balle, ou de métal plutôt. Vos flèches auront beaucoup de mal à les transpercer. Et eux ont des balles, justement, parlons-en. Vous croyez qu’il y a de l’orage et bing, la moitié de vos gens se retrouvent pas terre. Ça va être très dur, là, les mecs.

Huascar : Mais que pouvons nous donc faire ?
Yamandú : Il faut composer
Huascar : Tu crois vraiment qu’une chanson les arrêtera ?
Yamandú :

Non, composer avec eux. Les recevoir. Les amadouer, leur offrir de la verroterie. Leur enseigner les joies de vivre dans nos contrées. Fraterniser. Nous sommes tous des frères. Ce sont des hommes, comme nous.

Huascar :

(Commence à s’exciter). Ils nous ressemblent. Ils nous aimeront comme nous les aimons. A quoi bon se battre ? A quoi bon guerroyer ? Nous avons tout ce dont nous avons besoin. Que pouvons-nous désirer de plus ?

Soleil :

La roue. Le cheval. Le moteur à explosion. Le téléphone. Internet... Mais vous avez bien des choses qu’ils n’ont pas : la tomate et le maïs, la pomme de terre et la chasse au jaguar, j’en passe et bien d’autres, la vie dans la nature, au rythme de moi-même et de ma Sœur la Lune. Ah la la ! Il me prend parfois l’envie d’être à votre place, mener une vie insouciante et exempte de problèmes. Imaginez un peu ceux d’en face, des pizzas sans tomates, des hachis sans Parmentier... Leur vie n’est déjà pas terrible. Vous avez des choses à leur proposer.

Huascar : (très énervé) Des tomates, des tomates ! Voilà ce que nous leur réservons.
Yamandú : Des tomates bien rouges, bien mûres, pour mettre sur les... Sur les...
Soleil : Sur les pizzas...
Huascar : (qui explose) Sur les pizzas. Des montagnes de tomates !
Yamandú : (soudain très calme) Et s’ils les refusent ?
Huascar : Ce sera la guerre. Nous prendrons leur royaume pour une tomate !!!
Yamandú : Du calme, ô Huascar. Cette histoire de tomates commence à m’inquiéter. On nous regarde.
Huascar : (soudain refroidi) Ne t’inquiète pas. Nous ne sommes pas au théâtre.
Yamandú : Bien. Nous les recevrons donc bien.
Huascar : C’est ce que nous avons de mieux à faire.
Yamandú : C’est ce que nous avons de moins pire.
Huascar : Question de sémantique.
Soleil : C’est man quoi ???

Le soleil s’éteint peu à peu ; Huascar retourne s’asseoir sur son trône, Yamandú chasse les moustiques en s’éventant. Extinction complète.

Fin de la scène.