Cette interview de Leo Maslíah par l'écrivain (lui aussi) Mario Levrero a été publiée dans le numéro 176 de la revue POSDATA à Montevideo, le vendredi 30 janvier 1998.
Levrero vs Masliah: rencontres de n'importe quel type

Je décide de me déguiser pour me présenter chez Leo Maslíah.
Je choisis des barbes de Papa Noël et une chemise rouge.
Je frappe à la porte. C'est Leo lui-même qui m'ouvre. "HO, HO, HO", dis-je en guise de salut.
Il tire fortement sur la barbe mais elle est très bien collée.
Finalement, il accepte le fait que je sois le Père Noël, et il se remet à tirer sur la barbe, mais désormais avec plus de force.
«Pourquoi est-ce que tu ne m'as pas apporté le petit train que je t'ai demandé l'an dernier? Et le ballon que je t'avais demandé l'année d'avant? Et...?»
«D'accord, d'accord, lui dis-je, tu as gagné, le Père Noël n'existe pas.»
J'observe son visage contrit, sur le point d'éclater en sanglots, et je me dépêtche de préciser: «Ce sont les Rois Mages, qui se déguisent en Père Noël pour trahir la confiance des enfants...» Je lui explique qu'en réalité, je viens de la revue pour faire un reportage sur lui.
Il s'accroche une troisième fois fortement à ma barbe, mais je parviens à le dissuader de continuer à le faire avec des mots tranquillisateurs et en le menaçant avec un couteau pour couper le pain. Il me fait entrer et, dans un climat détendu et amène, je commence l'interview.

C'est presque un questionnaire de Proust...

M. L.: Es tu d'accord pour que nous commencions par une petite série de questions frivoles, comme celles qui paraissent dans quelques suyppléments? Quelque chose dans le genre: "une actrice de ciné", "un livre", "une marque de papier buvard".
L. M.: OK.
— Tu préfères les chiens aux chats?
— Nooooon! Ni le contraire d'ailleurs.
— Quel est ton signe du Zodiaque?
— C'est drôle que cette question soit synonyme de «de quel signe es-tu?», ce qui indique une relation d'appartenance réciproque que beaucoup d'amants n'arrivent même pas à atteidnre: Dans mon cas, la relation serait narcissique, parce que je suis du Lion. («Leo = Lion», en espagnol N.d.T.)
— Par hasard, ou bien parce que la personne qui a choisi ton nom a voulu qu'il coincide avec le signe?
— Il est lamentable que les signes du zodiaque soient connus comme des «signes», puisqu'ils n'en sont pas, et cela provoque certaines confusions: dans mon cas, nom prénom coïncide avec le nom du signe, c'est à dire avec son signe. Mais pas avec le signe en lui-même.
— Et selon l'horoscope chinois?
— Selon l'horoscope chinois je suis Sarigue.

— Un prénom de femme
— Semiramis.
— Un nom de poisson...
— Tan que c'est un ganoïde, n'importe lequel est bon.
— Ton actrice de ciné préférée?
— Sean Young.
— Ton acteur de ciné préféré?
— Julien Bertheau.
— Un film...
— La voie lactée.
— Ton programme de TV préféré?
— Los chicos del pasillo.
— Comique préféré.
— Raúl Tarufetti, ou Dr Tangalanga.
— Avec quel héro réel ou imaginaire est-ce que tu t'identifies?
— Butt-Head.
— Tu détestes quelque chose, à part les interviews?
— Les inspecteurs de bus qui frappent les vitres avec un pièce de monnaie.
— Tes écrivains préférés, à part moi.
— Fernand Combet, Philip K. Dick, Kafka, Poe, Bruno Schulz, Raymond Roussel, Juan Pérez Zúñiga, Danil Jarms.
— Par ordre alphabétique?
— Oui. Et de droite à gauche
— Tu es heureux?
— Yeah.
— Tu as peur de quelque chose?
— Je vais faire un plagiat d'une de tes réponses à ta question, parce qu'elle m'a semblé excellent: "la douleur physique".
— Quelle facette de ta personnalité mettrais tu en évidence? (Facette, caractéristique, segment... ne me sors pas de jeux de mots).
— L'avers (tu ne peux pas me les interdire)
— Pourquoi est-ce que tu remues ton café dans le sens inverse des aiguilles d'une montre?
— Je l'ignore.
— Mais tu es conscient qu'en le remuant dans un seul sens, tout la sucre ne va pas se dissoudre?
— Ecoute, le fait que tu me dises "tout la" m'a complètement coupé l'envie de boire du café. Maintenant, je n'en veux plus.
— Ton repas préféré.
— Les boios.
— Qu'est-ce que c'est ce que ce truc?
— Un bijou de la gastronomie séfarade.
— Un tango préféré.
— Lo que vendrá.
— Une couleur.
— Noir.
— Une fleur.
— Jasmin.
— Un numéro de trois chiffres, tous les trois égaux.
— 555. Je t'ai surpris, pas vrai?
— Oui, je ne m'attendais pas à ce que tu me répondes avec un numéro... Si tu pouvais tuer impunément, qui tuerais-tu?
— Je préfèrerais ne pas le dire, parce que si un jour je réussis à m'inscrire au club des impunis, je l'aurais par surprise.
— Ton programme informatique préféré.
— Le scandisk.

Interview de Leo Maslíah (à proprement parler)

M. L.: Je ne sais pas ce que tu penses des inteviews, en général, et de celle-ci en particulier. Ça m'a toujours paru un genre sans grâce, plutôt forcé, irréel; mais c'est peut-être dû au fait que la plupart des fois, je me trouve du mauvais côté des interviews, c'est à dire du côté du type qui ne gagne rien, financièrement parlant. Maintenant, toi, tu ne vas rien gagner pour cette interview, et en revanche, moi, je vais gagner quelque chose; ça change un peu mon point de vue en ce qui concerne les interviews. Mais je ne sais pas si tu voulais dire quelque chose sur ce sujet.
L.M.: Oui, et bien, de cette interview en particulier, je ne peux pas encore dire grand chose, mais en général, oui, je suis assez d'accord avec toi, c'est un genre quelque peu... même irritant, je dirais. En plus, c'est un genre mais je ne sais pas de quoi.
Dans ce cas, pourtant, je suis disposé à l'affronter avec joie, même si 50% de l'enthousiasme est en train de disparaître à cause de que tu m'as dit, qu'on ne va pas me payer.
— A travers laquelle de tes facettes artistiques crois-tu t'exprimer le mieux, le plus complètement? A travers laquelle de ces facettes préfèrerais-tu que l'on se souvienne de toi?
— Je crois que je préfère qu'on se souvienne de moi en fonction de choses non artistiques, comme le fait de remuer le café au lait en remuant la cuillère avec la main droite dans le sens contraire à celui des aiguilles d'une montre. Ce qui me plaît le plus, c'est que je reste dans la mémoire de personnes du sexe féminin qui ne connaissent pas mon activité artistique (comme une ex-petite amie –à qui j'avais donné un faux nom–, un flirt ou une grand-tante trop vieille pour se rappeler de quoi que ce soit que j'aurais fait après l'âge de cinq ans)...
— Mais je te demandais...
— ...en ce qui concerne la première partie de ta question, je te dirai que je ne vois pas tant l'art comme une expression. Je crois que, c'est vrai, il y a quelque chose de ça, mais c'est peut-être la partie la plus détestable de l'acte créatif. Je préfère laisser cet aspect des choses a ceux qui cultivent la self-estime. Comme Oscar Wilde dans le portrait de Dorian Gray, ou comme certaines postures bouddhistes, je préfère prendre l'acte créatif comme une négation. C'est aussi ce que propose le peintre argentin Lui Felipe Noé dans son Antiesthétique.
Parler de "s'exprimer" dans l'art peut donner la fausse idée de quelque chose de préexistant, qui sera communiqué. Par conséquent, il n'y a pas de création. Celui qui crée réellement ne peux pas s'exprimer. Cela ne t'est jamais arrivé, comme professeur d'atelier littéraire, de te rendre compte que les élèves qui tentent le plus de s'exprimer sont ceux qui souffrent le plus de paralysie créative?
— C'est vrai.
— Une fois, un musicien qui assistait à un cours de composition que je donnais à Bariloche, m'a dit que ce qu'il espérait pouvoir trouver là était un mécanisme qui lui permettrait d'être original, et moi, en me donnant des airs de maître Zen, je lui ai répondu que ce mécanisme, il le trouverait lui-même quand il cesserait de le chercher.
— Oui, d'accord. Mais il faudrait voir l'usage que chacun donne aux mots. Je dis "s'exprimer" pour l'art, comme je le dis aussi pour un visage qui peut exprimer de la douleur ou de la joie, par exemple; cela ne fait pas appel à quelque chose de préexistant, mais de simultané; cela prend même part au phénomène "douleur" ou "joie".
D'autre part, j'ai toujours senti que oui, qu'il y a quelque chose de "préexistant qui sera communiqué", même si la communication à proprement parler n'appartient pas à cet instance, mais à une instance postérieure qui pourra exister ou pas; je dirais plutôt quelque chose de préexistant qui sera manifesté (= exprimé), dans le sens de quelque chose d'inconscient qui passera dans les domaines de la conscience, même si ce n'est que pour un instant. C'est ce que je ressens à partir de la réflexion sur ma propre expérience de la création.

— Et bien, je...
— L'acte de création serait, suivant mon expérience, celui dans lequel un contenu est versé, depuis une zone inconsciente de l'être vers la conscience; mais pas n'importe quel contenu, un contenu qui a en lui-même une structure esthétique. Ou tout au moins une intention esthétique, qui se complète avec l'intervention du moi conscient en le transcrivant sur un support matériel, par exemple en écrivant; ce serait le cas d'un rêve qui a une grande richesse d'images et de vécus mais qui n'est pas structuré comme un récit cohérent, et qui se structure à mesure qu'il est écrit, en lui retirant et en lui ajoutant quelques éléments pour que le résultat ait une validité esthétique.
— Oui, je connais ta position sur ces choses et je la partage en grande partie. Je préfère éviter une discussion sur l'Ebauche d'une Théorie des Emotions, de Sartre (je le dis à cause de l'expression du visage), puisque je suis profane sur le sujet. Bien sûr que toute création est une expression. Quand tu écris, tu exprimes, mais tu ne t'exprimes pas nécessairement.
— De toutes façons, tu n'as pas répondu à ma question; mon intention était d'essayer de me rendre compte avec laquelle des multiples formes de ton art tu t'identifies le plus, ou tu aimerais que les autres t'identifient. Par exemple, qu'il disent "le musicien Maslíah", "l'écrivain", "l'homme de théâtre", "le poète", (et je dois certainement en oublier). Ou bien est-ce que ça t'est indifférent? Ou bien tu ne ressens pas ces activités comme étant distinctes les unes des autres?
— Ta question me demande de faire une étude comparative pour déterminer laquelle de mes expressions représente plus justement ou plus complètement un moi avec lequel elles n'ont peut-être rien à voir, et dont tu supposes l'existence en te référant à des bases que je ne connais pas.
C'est pour cette raison que je ne peux pas répondre. Mais je vais te dire une chose: ce qui me plaît le plus, c'est la musique. Tirurí...
— En général, l'inspiration pour une chanson te vient tout d'abord comme paroles, comme musique ou sous les deux formes simultanément ?
— Ni l'une ni l'autre. Elle me vient comme une énergie amorphe, comme une flamme à laquelle je dois servir rapidement de combustible.
— Je me rappelle quand tu écrivais ce qui devait être ton premier roman, Histoire transversale de Floreal Menéndez, ou quelque chose comme ça. Tu écrivais dans un gros cahier, de cent ou deux cents pages, avec de l'encre noire et d'une écriture très stable et lisible. Je comprends que les écrivains ont souvent besoins de certaines règles, de certaines routines. Ecrire à la main, le gros cahier, l'encre noire, est-ce que c'est devenu pour toi l'un de ces rituels, ou as-tu d'autres rituels, ou dans ton cas particulier, il n'y a pas de rituels pour écrire?
— J'ai mes propres rituels, oui. L'encre noire en est un, quand il s'agit de manuscrits. Mais si je ne trouve pas de stylo noir et que j'en un trouve un bleu, je peux tout de même écrire, mais cela va donner quelque chose de très différent de ce que j'aurais écrit à l'encre noire. Ce qui est presque impossible, c'est que je me décide à continuer au stylo bleu un texte commencé avec un stylo noir. En revanche, je pourrais le continuer avec un rouge ou un vert; mais il faudrait que ce soit un autre chapitre. S'il y a un deuxième chapitre écrit dans cette couleur, alors – et seulement alors – je peux utiliser une encre bleue, pour le troisième. Tout cela doit être dû, probablement, à une aversion pour la'encre bleue quand il s'agissait – comme danes mes époques scolaires – de l'encre default. Quand elle apparaît comme une récréation ou une variation, sa fonction change et s'avère sympathique. J'ai d'autre rituels: pour les romans La décima pista et Ositos, j'ai utilisé des caractères Times New Roman de 13, et si je poursuis cette histoire (que j'avais commencé à la machine à écrire avec Zanahorias), je vais devoir le faire avec ce même type de police de caractère, ou succomber.
— A ce qu'il semble, il y a eu dans ton cas une reconnaissance précoce de la vocation musicale. Tu as étudié par goût ou par obligation? C'est à dire, cette reconnaissance de la vocation est partie de toi, ou de ta famille?
— J'ai étudié par goût, et grâce au fait que mon oncle Isi me payait les cours de piano (c'est à dire qu'il payait ma professeur, pas moi).
— Tu as au piano un doigté stupéfiant (c'est bien comme ça qu'on dit? Je veux dire que tu bouges les doigts très rapidement et que tu tapes sur la touche juste). Être concertiste de "musique savante" a-t-il été un but pour toi à un moment ou un autre? Quand as-tu senti le besoin du "chant populaire", si on peut appeler ainsi ta façon de chanter et de jouer de la musique en public?
— J'avais la fantaisie d'être "concertiste" et dans une petite mesure, j'ai pu en faire une réalité puisque j'ai joué dans quelques "concerts". Mais dès l'enfance, j'aimais beaucoup la "chanson"; j'étais fanatique de Brassens et, adolescent, j'ai commencé à essayer de faire des choses de ce genre. En ce qui concerne mon doigté pianistique, je crois qu'il y a un certain nombre de choses de musique "savante" que je peux bien jouer, mais d'autres non, parce que j'ai des limitation anatomiques; mes pouces ne sont pas complètement opposables, comme ceux de l'homo sapiens sapiens normal. Je dois avoir un croisement avec le pythécantrope, ou l'orang-outan. Bien que je puisse te dire que mon concept de ce qu'est un "concertiste" de piano a bien changé depuis mon enfance. Avant, je croyais – comme le croient la majorité des concertistes de par une mauvaise éducation – , qu'un concertiste est qualifié pour jouer n'importe quoi. Les concertistes se qualifient pour jouer un certain type de métriques, un certain type de doigtés, mais face à d'autre métriques et d'autres doigtés, ils ne savent pas quoi faire.
— La vocation théâtrale est-elle apparue tôt elle aussi? Tu faisais des représentations maison pour la famille ou les amis? Y-a-t-il quelque chose qui puisse être raconté, une anecdote fascinante qui l'illustre?
— Dans des réunions entre amis, quand j'avais 17 ou 18 ans, je faisais des sermons religieux en blague et je chantais une chanson dont le seul texte était le mot "Manuel".
— Il y a quelque chose de terrible et de pathétique dans les limitations et dans les formes de vie et même dans les formes d'art que notre milieu impose à l'artiste (je veux parler de l'Uruguay); presque paradoxalement, d'un autre point de vue, un autre milieu permettrait difficilement la liberté et la profondeur que permet le nôtre (une liberté proche de celle de l'anonymat, une profondeur qui est probablement associée à l'impossibilité de buts commerciaux importants). Tu perçois toi aussi cette espèce de paradoxe, cette situation de conflit de l'artiste, ou bien tu as une perception différente de la mienne?
— Je vois les choses d'une manière légèrement différente. Je crois, que proportionnellement à sa population, l'Uruguay doit être l'un des pays dans le monde où les artistes ont le plus de possibilités de diffusion de leur oeuvre. Tout le monde se plaint, c'est vrai, mais quand ils se comparent avec les artistes d'autres pays, ils se comparent avec les artistes extrêmement rares qui parviennent à avoir une diffusion massive, et pas avec l'énorme masse d'artistes souterrains qui, dans leurs pays, ne réussiront jamais à obtenir une critique dans l'analogue de Búsqueda ou Posdata, ou qu'on les mentionne à la radio ou dans un programme de télévision comme Muy Buenos Días ou Caleidoscopio. Dans notre milieu, avec un minimum de ténacité, quiconque peut y arriver. Et il est vrai aussi que dans notre milieu, à cause de l'étroitesse du "mqrché" et bla bla bla, les possibilités de diffusion massive ont un sommet beaucoup plus bas que dans d'autres endroits. En ce qui concerne la liberté créative et tout cela... je ne sais pas, je crois que cela peut être une impression encouragée par la faible connaissance de ce qui se fait de réellement créatif à l'extérieur. Comme il ne nous arrive que le pire, il semble que ce qui est ici est meilleur.. Mais ici aussi, il y a un establishment rigide qui habilite certaines routes artistiques et en inhabilite d'autres.
— Tu pourrais préciser un peu?
— Je te raconte une expérience amusante que j'ai réalisée, et qui, si elle ne m'a pas réellement apporté les dividendes que j'en attendais, a confirmé mes craintes. L'an dernier, je me suis présenté à un concours de nouvelles avec deux travaux, signés avec des pseudonymes différents. L'une des nouvelles m'a pris plusieurs mois d'élaboration et je ne sais pas si elle est bonne, mais je crois qu'elle répond à une conception originale et j'y ai mis toute l'énergie dont je suis capable. L'autre, je l'ai écrite en quelques jours en m'y servant uniquement de clichés qui, pensais-je, seraient du goût du jury; elle appartenait à l'univers littéraire plausible et available (en anglais dans le texte - N.d.T.) pour l'écrivain uruguayen actuel. Conclusion: cette nouvelle n'a pas gagné, mais a eu une mention, parmi plus de mille nouvelles présentées. L'autre n'a même pas figuré. Qui sait combien de merveilles interdites auront pu se trouver parmi les restantes. Peut-être même une de tes nouvelles!
— Non, non. "Au vieux singe..." Et sans changer complètement de sujet: est-ce que tu ne trouves pas choquant, déconcertant, fatigant... le fait de devoir vivre dans un monde qui es au moins double, si ce n'est pas triple ou multiple? Je veux dire: on ne peut dire ce qu'on pense, soit pour ne pas blesser l'autre, soit pour ne pas être liquidé par l'autre...
— Je crois que...
— ... Je veux dire, tout le monde sait que tel politicien est un voleur, mais ceux de son parti cherchent la façon de le défendre, et ceux d'en face cherchent la façon de l'enfoncer, parce qu'ils sont gênés, non par le fait que ce soit un voleur, mais par le fait qu'il ne soit pas de leur parti. Mais les uns doivent le défendre et les autres l'enfoncer sans que nous puissions apprendre de quel jeu il s'agit, pourquoi on le défend et pourquoi on l'enfocne, et les gens, qui savent toujours quand tel type est un voleur, parce qu'il ont une grande intuition, ou parce qu'ils croient que ce sont tous des voleurs, vont de toutes façon ensuite voter pour le type...
— Et bien, ce que je dis, c'est que...
— ... Et ce n'est pas le cas qu'en politique; il y a la publicité, où logiquement, celui qui veut vendre quelque chose paye pour qu'on chante les louanges de ce qu'il veut vendre, et qu'on ne mentionne pas ses défauts; et depuis la publicité, on manipule, on te montre la photo d'une très belle femme pour que tu l'associes avec la cigarette qui va te tuer ou avec la voiture qui va te tuer ou qui va en tuer d'autres (tout le monde en fait, par la pollution de l'air). Nous savons tous, ou nous devrions tous savoir, ou nous rendre compte, qu'on nous ment et qu'on nous manipule, et pourtant ces produits se vendent. Et il y a aussi dans la famille différents niveaux de "réalité", et ils sont presque tous faux. Toi, un type sensible, comment fais-tu pour vivre avec ça?
— C'est dur, c'est vrai. Je crois que dans les publicités pour cigarettes, au lieu de mettre de jolies femmes, ils devraient en mettre des laides.
— As-tu eu des expériences que tu puisses définir comme télépathiques, ou de précognition?
— J'en ai eu quelques unes. Je suis un assez bon récepteur télépathique, mais un mauvais emetteur.
— L'une de ces expériences est spécialement mémorable?
— Peut-être que cela n'a rien à voir avec la question, mais les expériences "paranormales" le splus remarquables que j'ai eues navaient aucune relation spéciale avec la télépathie. Une fois, j'ai eu une conversation téléphonique de rupture avec ma petite amie, à Buenos Aires, en étant chez un ami du côté de Villa Urquiza. Ensuite, je devais aller dans le centre et il m'a proposé de m'y emmener dans sa voiture. En chemin, la voiture a commencé à avoir des problèmes et il a quitté les avenues pour prendre les rues au traffic peu intense. Ensuite, il s'est mis à déambuler au hasard à la recherche d'un atelier, et sans que je luis dise rien, nous nous sommes retrouvés à un moment au coin de la rue de ma petite amie, qui se trouvait du côté de Palermo. Je suis descendu là, et alors, la voiture s'est mise à fonctionner parfaitement. J'ai eu aussi une expérience de téléquinésie assez difficile à croire. Depuis, je sais qu'être en un certain endroit... n'est pas ce qu'il semble.
— Tu restes en Uruguay par calcul ou à cause de cet attachement insurmontable dont nous souffrons, la majorité des Uruguayens?
— L'Uruguay n'est pas un fleuve, c'est un mot guarani mal écrit et mal prononcé.
— De quelle manière doit-il s'écrire et se prononcer?
— Je ne sais pas. Je ne connais pas le guarani. Je n'en ai entendu qu'un peu.
— En cas d'existence de la réincarnation, tu aimerais te réincarner en un être plus évolué ou moins évolué que toi?
— J'ai une vieille chanson intitulée "La reencarnación del zapato" ("La réincarnation de la chaussure"). Je ne sais pas si cela répond à ta question. Si ce n'est pas le cas –et même si ceci n'y répond pas non lus, j'en profite pour le dire parce cela a quelque chose à voir avec le sujet–, je te réponds que mes croyances sur ce point sont les suivantes: je pourrais parfaitement croire en la réincarnation, si je savais que la réincarnation existe. Mais comme je considère le concept de réincarnation comme étant suffisamment inconsistant, je n'arrive même pas à supposer la possibilité de la réincarnation. Finalement, il y a d'autres complications pour répondre à ta question: je ne crois pas en l'évolution, ni en l'être.
— Je peux comprendre que tu ne crois pas en toutes ces choses, sauf en l'être. Puedo comprender que no creas en todas esas cosas, excepto en el ser. Il serait intéressant que tu puisses expliquer un peu.
— J'adhère aux idées de certains "philosophes" contemporains, selon lesquels la plus grande partie des problèmes traités par les philosophes classiques proviennent du fait d'analyser le sens de quelques mots qui, comme "être", n'ont un sens que lorsqu'ils sont en relation avec d'autres mots. Ce ne serait bien sûr pas le cas quand nous parlions ce que je pourrais, dans une autre incarnation, être un corbeau ou un rat. Mais alors, le même problème est transféré au mot "Je".
— Tu crois en quelque chose?
— L'utilisation habituelle de l'expression "croire en" est une véritable escroquerie. Parce que beaucoup de gens, quand ça les arrange, l'utilisent pour défendre l'existence de quelque chose, et lorsque cela cesse de les arranger, la transforment en défense de la valeur de ce quelque chose. Par exemple, quelqu'un peut te dire qu'il croit aux extraterrestres (en signifiant par là qu'il croit en leur existence ou en leur présence) et nier qu'il croit en la méchanceté (tout en étant prêt à reconnaître que la méchanceté existe et se trouve parmi nous). Buñuel signale élégamment ce type de malhonnêteté quand il fait dire à une femme dans Le charme discret de la bourgeoisie "je crois en Dieu, mais je le déteste". A cause du mauvais usage de cette expression, je choisis de dire que je ne crois pas en des choses, mais que je crois des choses.
— Ne croire en rien, est-ce équivalent à croire en rien, ou dans le rien? Ou est-ce qu c'est croire en quelque chose?
— Je crois que ce n'est pas équivalent. Au moins de nos jours, ou le mot "rien" signifie le contraire de ce qu'il signifiait il y a cinq ou six cents ans. Croire en rien peut-être rien de moins que la Genèse. Comme dans la Théorie des Ensembles, ou le nombre un est défini comme l'ensemble dont l'élément est l'ensemble vide. Le deux est l'ensemble qui contient le un et l'enesmble vide, et cetera...
— Qu'est-ce que rien? (C'est à dire, de ton point de vue, si tu crois dans les points de vue).
— Si vous me demandez d'identifier "rien" avec une "chose" (quelle que soit son inconsistance), vous prenez le mauvais chemin. Maintenant, si vous demandez la signification du mot "rien", j'aimerais vous répondre par un mensonge: qu'il n'a pas de signification. Mais si tu vas poursuivre avec ce type de questions, je t'avertis de la même chose que dit Peter Boyle à Robert de Niro dans Taxi Driver: que je ne suis pas Bertrand Russell.
— Que fais-tu quand du yaourt se renverse sur le clavier de l'ordinateur, ou d'un instrument de musique?
— Je le bois et/ou je le lèche.
— Tu es supporter (ou au moins tu aimes bien) une équipe de football?
— J'aime le football, mais je n'aime pas les équipes. Je préfère un terrain avec 7 milliards de personnes où tous jouent contre tous et où personne ne la passe à personne.
— Pourquoi observe-t-on ce phénomène de la polarisation entre deux équipes? Pourquoi ne sont-ils tous pas supporters de Nacional ou tous supporters de Peñarol?
— C'était le cas dans l'antiquité; tous étaient supporters de la même équipe, et assassinaient les joueurs de l'équipe adverse. Alors, peu à peu, des divisions ont surgi dans l'équipe vainqueur, et ces divisions se sont approfondies jusqu'à arriver au schisme. Deux équipes se sont alors formées. Mais l'une avait plus de supporters que l'autre, et ceux de cette dernière ont fini par être assassinés, et l'histoire a recommencé.
— Nous arrivons à la fin de l'interview, et je dois reconnaître l'échec. Je crois que je ne devrais pas accepter ce type de travaux, qui me remplissent en fin de compte de conflits et de frustrations. Par exemple, je crois savoir qu'un bon journaliste n'apparît pratiquement pas dans ses reportages; qu'il fait parler l'autre sans dire pratiquement rien, et en n'agissant que comme un stimulus à peine présent. J'ai fait tout le contraire, peut-être pour des raisons narcissiques, en essayant de montrer que moi aussi, je peux être intelligent ou ingénieux, et cetera... Je crois d'autre part que ce reportage n'apporte pas grand chose à toute la série que l'on t'avait déjà consacrés auparavant. Je dois te demande de m'excuser, et je voudrais faire quelque chose en guise de réparation. Tu veux qu'on efface tout et qu'on reprenne tout au départ? Tu veux que je supprime les questions afin que tu puisses parler librement devant un micro? Que dois-je faire pour avoir du succès dans la vie?
— Pour obtenir réellement du succès dans la vie, il y a trois règles à suivre (ou quatre, vu que celle-ci en est une aussi):
a) ne pas se fier à plus de deux règles.
b) n'obéir à aucune autre règle que celle-ci.
c) ne s'en remettre à cette troisième règle que dans le cas où on se serait décidément trop planté dans l'application des autres.
En ce qui concerne ce qui précède, je pense que le narcissisme de tes raisons ne doit pas te préocuper. Si tu te préoccupes, c'est parce que tu es décidément trop altruiste, et tu penses plus à l'autre qu'à toi-même. Et tu ne dois pas penser que c'est parce que les raisons sont à toi que leur narcissisme te sera attribué: si ta voiture fonctionne au gas-oil, cela n'implique pas que tu fasses la même chose; et même si ton canari est jaune, tu peux être vert.